Contemplations croisées à Absolas

Une rue passante, embaumée par les mouvements de l’iode et des épices dans l’air…
À quelques pas du Grand Marché d'Acremer.
Une cagette d'osier et des haillons, deux assiettes maculées de sauce rouge…
Les lueurs chaudes de l’après-midi, l’oisiveté des périodes de pêche sèche…

— Et là,  là ! Hein !  Allez ! À ton avis, qui j’imite ? singeait Azure en faisant mine de pleurer d’un roulement des poignets. Son faciès moqueur imitait une lamentation déchirante ; il grimaçait de tous ses plis au point de faire crisser sa peau.
— Je ne sais pas, Azure, répondait sèchement Tahani, la tête enfouie dans ses coudes, vraisemblablement en train de digérer. C’est la troisième fois que tu tires la même tronche de saumon. Troisième fois que je ne trouve pas. Il faudrait penser à trouver un jeu qui nous convienne à tous les deux. Ce serait un peu plus… Elle leva difficilement le visage dans la direction de son ami mime pour lui jeter un regard désapprobateur et prononça des syllabes découpées : « é… qui… table ».
— AH AH AH AH ! Mais, enfin… Azure rigola. Il posa sa main sur l’épaule de Tahani. Petit à petit, depuis ce point de pression, il prenait le contrôle de son corps. Tahani… Tu ne la reconnais pas ? C’est toi, Tahani ! C’EST TOI ! AH AH AH AH AH ! L’esclaffement grotesque d’Azure déforma définitivement son minois enfantin et le transforma en une espèce de sangsue monstrueuse, prête à absorber l’essence de Tahani. Son regard amusé mua pour devenir celui d’une bête sans conscience, à l’esprit explosé et à l’appétit impérieux. CE QUI AURAIT ÉTÉ VÉRITABLEMENT ÉQUITABLE... C'EST QUE JE PUISSE VIVRE ENCORE... ENCORE... UN PETIT PEU... beugla le monstre en mutant, transpercé par une douleur immémoriale, une rage de martyr sans cause.

La spirale de dents acérées se rua lascivement sur la silhouette de Tahani, en dégoulinant par gerbes. Elle l’aspira toute entière. D’une lampée. Son corps, son âme, son esprit se livraient sans défense à leur sort. Découpée par des scies infinies de culpabilité, elle disparaissait… pour toujours et à jamais.

— AAAAAAAAAAH ! OUF ! OUF ! Ouuuuuf… Aaaaaah… Putain... haleta subitement Tahani en se redressant sur son tabouret. La réalité changeait de texture. Tout redevenait tangible à nouveau. La douleur, son intensité. L'air, sa pression. L'atmosphère, sa pesanteur.

Son thorax se comprimait sous le choc, son estomac, gorgé de lave en fusion, se heurtait aux parois de son ventre avec violence et sa tête se faisait labourer par d’innombrables sabots d’acier. Les enfers de son cauchemar lui semblaient de suite plus familières, plus accueillantes en un sens.

Autour d’elle, du mobilier en bois d’hêtre bleu : des grandes tablées, des fauteuils confortables…
Des bruits stridents de verres entrechoqués, de vaisselles malmenées.
Des grommellements. Des mots étranglés.
Une ombre forte, qui emplit l’espace de sa présence et qui alourdit l'ambiance sonore de son souffle.

— Enfin réveillée, soupira le tenancier en essuyant péniblement des chopes récalcitrantes. Je me demandais combien de temps encore est-ce que tu allais continuer ta comédie. Parce que c’est pas la première fois que tu nous fais le coup, Tahani.
— Hein ? Mais… Que… Burp… se retint-elle. Elle plissa les yeux pour considérer la situation. Du flou cinétique émergeaient des images brouillonnes… De ces images brouillonnes, des scènes entrecoupées.
— S’évanouir d’ivresse juste avant de payer ton ardoise...
— Je… Non… NON ! Ah non ! Alors, là, non ! C’est pas du tout ce que tu crois, Qilio ! VRAIMENT PAS ! Tahani s'agita pour trouver quelque chose dans ses poches. Tiens, si ça peut te rassurer… déclara-t-elle en posant un sachet de pierres précieuses sur le bar. Elle se jeta à nouveau dans ses bras pliés pour se cacher de la lumière et se reposer. Je crois que j’ai jamais tenu l’alcool en vérité. J’ai jamais été un très grande buveuse après tout…

— Que tu tiennes pas l’alcool, c’est un fait… Je vais pas le nier. Par contre, que tu ne sois pas une grande buveuse, ça…
— Bah quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Ça va, non ?!
— Cela fait depuis combien de temps que tu as trouvé refuge dans le Creuset des Eaux ? 2 ou 3 ans, n'est-ce pas ? C’est bien, ça ?
— Euh… hésita Tahani, gênée. À peu près, oui.
— On te voit tous les jours, Tahani. Tous les jours. Tu connais encore mieux ma carte que moi. Et ça fait déjà huit ans que je tiens cette brasserie.
— Hein ?! Quoi ? Mais non ! N’importe quoi, l’autre, eh !
— Tahani, arrête. Il y a un problème. Un gros problème. Tu as un gros problème, putain. Un silence pesant ponctua la phrase. Le visage de Tahani se crispa et s’abaissa sous le bar pour faire face au sol. Allez, dégage. Je ferme.
— Raaaah… Tu fais chier, merde ! pesta la principale concernée en s’éloignant du bar d’une violente poussée des deux paumes. Le tabouret glissa sur le parquet en butant fréquemment contre les gondoles du bois. Elle se reprit, en s'éjectant maladroitement de son assise, tituba sur quelques pas, puis se tourna fièrement pour prendre l’air sans dire « au revoir » à cette connaissance du quotidien.

Absolas, la nuit, éclairée par les quartz roses et les saphirs pétillants.
La ville bougeait entre les doigts liquides de l’Azar. Elle était portée par son courant.
Les avenues larges resplendissaient de mille feux.
Les passages fréquents et désintéressés des jadiens :
l’Autre comme un reflet de soi qui s’échappe.

Une main en guise de pilier pour ne pas crouler sous le poids de la fatigue, Tahani affrontait le Quartier de la Fluxia : ce goulot d’étranglement citadin, juxtaposant richesse démesurée et pauvreté absolue, coordonnant la pudeur de l’Orthodoxie des Flux et la dépravation des Conciliateurs du Quartz… Un espace plein de contradiction, d’interdits et de libertés, qu’elle allait devoir braver pour rentrer à son campement.

La soirée était pourtant splendide : la lune, pleine, parfaitement ronde, trônait inlassablement dans le ciel noir et son reflet venait resplendir sur les pierres incrustées de la place… mais rien n’y faisait. Tahani ne parvenait pas à profiter de la beauté de l’instant présent : quelque chose hantait son esprit. Un souvenir, un remord… Peut-être une idée ou une image...

— Azure... Est-ce que... Est-ce que t'es là ? songeait Tahani, en errant, seule, à travers la Place des Quartz.

Quelques mois plus tôt, Petrosia, Château de la reine

Le soleil brillait haut dans un ciel dégagé de tout nuage. La lumière abondante se reflétait avec une efficacité surprenante sur les pierres blanches du château. L'édifice tout entier brillait, comme si une poussière d'étoile avait été saupoudrée sur la roche, l'illuminant dans un spectacle aveuglant. Ce spectacle en avait estomaqué plus d'un la première fois, et pourtant, le château cachait en son sein des secrets plus magnifique encore. Taieb, qui depuis quelques années le voyait quotidiennement, avait finit par s'accoutumer comme tout les habitants de la capitale, à sa sublime extérieure. Pourtant, jamais il ne put s'habituer au luxe démesuré de l'intérieur, les multiples pièces richement décorés, les pierres précieuses, les œuvres d'arts de tout types, une outrance qui avait le don de l'oppresser. En tant que conseiller proche de la reine, il était cependant souvent amené à parcourir les multiples couloirs du château et même si il avait appris à faire fi de la sensation désagréable que l'endroit lui procurait, il allait se réfugier dès que possible dans les jardins qu'il trouvait bien plus apaisant. Et ce jour ne faisait pas exception

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Agenouillé sur un chemin de terre, cerné par des buis savamment taillés en forme d'arc de cercle, Taieb tendait délicatement sa main vers une fleur qu'il toucha délicatement du bout des doigts. Pensif, le monde autour de lui s'était comme arrêté. Il n'entendait plus ni les bourdonnements des insectes, ni le bruissement des feuilles au passage du vent, ni le chant des oiseaux, pas même le bruit des pas qui s'approchaient. Il restait ainsi immobile durant de longues secondes, le regard fixé sur un endroit échappant à la vue. Subitement, son corps fut comme parcouru par un électrochoc. Une main venait de se poser sur son épaule, le tirant subitement de sa rêverie dans un léger soubresaut.

— Toujours entrain de chercher plus de questions que de réponses ? La réflexion arrachait un sourire amusé à Taieb qui tout en se redressant rétorquait.
— Ce sont les réponses qui amènent de nouvelles questions, d'une certaine manière c'est la preuve que je fais bien mon travail. Il se tournait alors complètement pour faire face à Jana, la souveraine.
— Prends pas la grosse tête gamin, soit plus respectueux quand tu parle à ta reine ! Feignant la colère un bref instant, elle finit par sourire amusée avant de peu à peu reprendre un air plus sérieux, le changement dans son regard ne laissa plus aucune place à l'amusement. J'imagine que tu continue de te questionner à propos des Potentia... Elle marquait une pause, le sujet était délicat et très peu de discussion lui était accordé, d'autant plus que c'était plutôt l'apanage de Taieb de l'amener sur la table. Écoute, je pense que l'heure est venu. Le royaume commence à se stabiliser pour de bon, les années ont passées et elles ont fait leurs travails. Les plaies se sont cicatrisés, tout ça c'est derrière nous, notre présent est assuré. Machinalement, Taieb vint toucher l'anneau attaché à un collier autour de son cou. On doit regarder vers l'avenir, prévoir le monde de demain... Enfin, j'imagine Tu sais très bien ce que je vais te demander n'est-ce pas ?
— En comprendre un peu plus sur l'origine de tout ça. Acquiesça Taieb tout en hochant tête.

Ils savaient tout les deux ce que cela signifiait, la reine allait devoir se séparer d'un de ses précieux conseillers pendant un moment. D'une certaine manière, cela n'était possible que car la situation le permettait, un signe plutôt encourageant quant à la sûreté du royaume. D'autant plus que Taieb mourrait d'envie de se plonger pleinement dans la question des Potentia depuis bien longtemps maintenant. Alors, si elle jugeait que l'heure de s'y intéressé était arrivé, il ne pouvait se résigner à atteindre une seconde de plus.

— Je pars dès aujourd'hui, le temps de réunir quelques affaires. Lamani ne devrait pas tarder à rentrer, en cas d'urgence il saura peut être me retrouver. La fin de sa phrase sonnait presque comme une pensée prononcée à voix haute. Malgré son apparente envie de partir à la recherche des réponses aux questions qui le hantent depuis bien longtemps, son devoir s'était si puissamment ancré dans son esprit de tel sorte qu'une partie de lui ne se voyait pas partir pendant une longue période. Loin de toute les nouvelles, mais surtout, loin des oreilles de celle à qui il a prêté allégeance.  
— Pars, c'est un ordre. Jana reprenait un ton faussement sévère, puis elle vint le serrer dans ses bras, l'étouffant tendrement de sa large carrure avant que Taieb ne l'enlace en retour.

L'accolade dura un instant, un geste assez rare entre eux mais qui témoignait de l'importance de l'instant. Il allait partir pendant plusieurs mois et cela faisait bien longtemps que ce n'était pas arrivé. Une fois séparé, Taieb la salua d'une dernière révérence avant de s'en aller. Une heure plus tard, il était partit. Chargeant son cheval de quelques vivres, il partait en direction de l'ouest.

Absolas, Tard dans la nuit.  

Les sabots de sa monture claquait contre les pavés alors qu'il avançait en direction de l'entrée principal de la capitale. Éclairant la voie à l'aide de la faible lumière d'une lanterne en fin de vie qui consumait non sans difficulté les quelques substrats d'huile de baleine qu'il restait. Taieb ouvrit la petite porte de verre avant de souffler sur  la flammèche pour l'achever, laissant les lumières d'Absolas prendre le relais. Il passait sous une sorte d'immense arche aux multiples couleurs, composé d'une agglomération de cristaux de tout types, taillés et unifiés avec une subtilité et un savoir faire typique des Jadiens. Même si il était déjà venu ici, à plusieurs reprises, la beauté des cristaux qui reflétaient la lumière de la lune tel un kaléidoscope restait époustouflante. Cette fusion du savoir faire de l'homme et de la beauté naturelle de la nature, il ne pouvait que l'admirer avec le plus grand des respects.

Cependant, il n'était pas là pour profiter de la sublime de la ville, bien loin de là. Ces quelques mois de voyages confirmait de plus en plus la théorie qu'il partageait avec Elentari, scientifique renommée de la région de Sylveterre, l'une des rares personnes à avoir pleine conscience des Potentia. Théorie selon laquelle, les pouvoirs semblaient venir de l'Est, par delà les territoires explorés, au fin fond des zones sauvages. Et en effet, plus il s'approchait de la frontière entre les deux mondes, plus le nombre d'êtres vivants dotés de Potentia semblait augmenter. Bien que cela confortait son idée, cela n'apportait cependant aucune réponse satisfaisante aux questions originelles : D'où viennent les Potentia ?  Pourquoi et comment étaient-ils apparus ?

Taieb s'enfonçait dans la ville, emmitouflé dans un large tissu qui lui servait de capuche tout en couvrant la moitié du haut de son corps. Il n'avait pas du tout l'apparence d'un conseiller de la reine et ressemblait davantage à un simple voyageur nomade. Cet espèce de poncho à capuche ainsi que son pantalon en toile  étaient  tous deux salis et marqués par le voyage et les vents venus du désert. Dans son dos était attaché une sorte de grand bâton de fer couvert d'une lanière de soie dont l'extrémité était entouré d'un épais tissue formant une boule compacte. Arrivant près d'un attelage, il descendait de sa monture, et l'attachait près de l'abreuvoir.

— Merci pour le voyage, repose toi Gomos. Flattant son destrier avant de venir embrasser son museau, il laissait une bourse d'argent près des mangeoires à l'intention des écuyers qui devaient dormir et s'en allait vers le centre ville.

Il déambulait dans les rues quasi désertiques de la ville, traversant le quartier des Éclats où s'évanouissaient dans les ruelles les plaintes imperceptibles d'âmes en peine, cherchant un sens à l'existence emprisonnée dans un corps alcoolisé. Il passait devant la fontaine des Milles-Feux qui, en pleine nuit, illuminait la place où elle se trouvait d'une multitude de couleurs. Il ne recherchait ni auberge, ni un lieu quelconque pour y dormir. Non, il se dirigeait vers la Fluxia, quartier réputé pour son activité, mais ce n'était pas la raison qui le poussait à s'y rendre. Il y a de cela quelques semaines maintenant, Taieb avait par le biais d'un ivrogne, entendu parlé d'événements anormaux qui ce serait produit dans ce quartier. Les informations étaient flous, parlant tantôt de tremblement très localisée à la manifestation inexplicable, d'étranges lumières dans le ciel où encore, de ce que Taieb avait renommé Flammoiseau, une flamme vivante ayant l'apparence d'un petit volatile. Et bien que la personne qui lui avait donné ses informations soient bien loin d'être un exemple de fiabilité, il n'avait pas vraiment d'autres points de départ pour ses recherches à Absolas.


Après quelques minutes, il pénétrait enfin dans ce fameux quartier. Bien que plus animé que le reste de la ville, à cette heure-ci, le peu de personne qu'on pouvait encore croiser ne semblait pas réellement être en état d'apporter des réponses à sa question. Sur la place des Quartz, deux trois personnes agenouillés autour d'une caisse de bois sniffaient sans la moindre discrétion la poussière minérale au pied de bâtiment luxueux. Taieb ne voulait rien avoir à faire avec eux, les conciliateurs du Quartz avait la mauvaise réputation de ne s'intéresser qu'à leurs doses quotidiennes. Alors il s'éloignait d'eux, son bâton de fer claquant contre la roche au rythme de ses pas.

Une autre ombre fit son apparition, marchant dans la direction opposée à la sienne. Elle marchait non sans difficulté, son équilibre visiblement altéré chacun de ses pas trahissaient son état, et la quantité d'alcool qu'elle avait ingérée. Dans un premier temps, Taieb n'y prêta pas plus d'attention, mais lorsqu'il passa à son niveau, il entendit alors une voix féminine qui le replongeait des années en arrière.

— Azure... Est-ce que... Est-ce que t'es là ?

Taieb se stoppa net,  son cœur se mit à battre de plus en plus fort, tandis que l'anneau qu'il portait autour du cou se mit à le démanger. Tournant le regard en direction de la femme qui continuait son chemin, elle semblait ne même pas l'avoir remarqué. Il patientait alors quelques secondes supplémentaires à la regarder, reconnaissant ses traits, sa peau halé. Il la rattrapa en une foulée tandis qu'un tas de sentiment vinrent se mélanger dans son son esprit.. Après tout, il ne l'avait plus jamais revu depuis ce fameux jour..

— Tahani ? ... Est-ce que tu vas bien ?

Tant de question se bousculait dans sa tête, qu'était-elle devenu, comment avait-elle finit ici et pourquoi même était-elle ici ? Des interrogations qu'il gardait pour lui, car malgré tout ce qu'il avait put imaginer, il ne s'imaginait pas la revoir dans un tel état. Elle qui jadis semblait presque inatteignable, elle qui l'impressionnait et même l'effrayait légèrement lorsqu'ils étaient jeunes, elle n'était désormais plus que l'ombre d'elle même. Quelques-parts, il en était responsable, et le nom qu'elle avait prononcée le confirmait.

Allait-elle seulement le reconnaître ? Taieb avait tellement changé, néanmoins le vitiligo qui parcourait sa nuque et s'étendait désormais sur sa joue et une partie de son œil ne laissait aucun doute sur son identité. Pour le meilleur comme pour le pire.

Des lumières roses. Une noirceur transpercée par les reflets de la lune.
Des groupes de personnes assises çà et là. Peut-être des Conciliateurs. Peut-être des Orthodoxes.
Une atmosphère humide et fluviale. Les respirations qui déchirent une soie de vapeur. La pesanteur de l'air sur soi.
La Place du Quartz.

Compliqué. Tout était si compliqué. Le monde allait si vite. Il était presque irrattrapable aux yeux de Tahani. Elle avait beau courir vers l'éveil, essayer d'avancer vers de nouveaux trésors... Quelque chose retenait chacune de ses foulées. C'était comme si une liche toxique se posait lourdement dans son dos, lui appuyait sur les épaules et se rapprochait de ses joues par derrière pour lui souffler un brouillard caustique au visage.

Compliqué. Tout était si compliqué. Chaque geste était une négociation. Les éléments du décor se confondaient dans l'espace et le temps, à travers ses sens entremêlés. Et tout ce qui la rattachait actuellement au cadre du réel, c'était la douleur. Une sensation de brûlure omniprésente... et l'impression d'être agressé par tout ce qui bougeait rapidement. Des yeux vitreux au possible. Un foie prêt à bondir hors de son ventre. Une tête capable d'exploser sur chaque mouvement. Depuis combien de temps cela durait déjà ?

— Bwaaaaaah... bailla-t-elle en tirant une tronche déconfite.
— Tahani ? Les spectres revenaient encore. L'interpeler dans son dos était toujours la première chose par laquelle ils commençaient quand ils avaient envie de jouer avec elle. Elle avait l'air d'une folle. C'était ce qu'elle pensait. Les habitants de la Fluxia devaient la prendre pour la plus sordidement atteinte de tous les Conciliateurs du Quartz. Non... C'était profondément étrange. Le regard des autres ne l'avait jamais autant affecté. Sa paranoïa, ses hallucinations, ses cauchemars... Depuis combien de temps cela durait déjà ?

...

— Tu vas bien ? reprenaient-ils.
— Bah... Euh... hésita-t-elle, sans se retourner. Vous me posez une colle, là, quand même... Si je vais bien ? En vrai, je ne crois pas. Vous avez gagné aujourd'hui. Ses pas ne se stoppèrent pas. À quoi bon leur faire face ? Ces combats n'étaient plus de son ressort. Son quota était déjà largement dépassé : elle leur avait répondu, c'était amplement suffisant. Allez, laissez moi, s'il-vous-plaît... Elle se retrouvait à parler toute seule, comme les illuminés.

Par lâcheté ou esprit de fuite peut-être, Tahani releva sa capuche et continua son chemin. Sans faire volte-face. Elle se l'était refusé. Il fallait qu'elle atteigne son chez-elle avant de succomber à ses démons et à leurs assauts. À tout prix. Il fallait qu'elle termine sa nuit, que tout s'arrête et qu'elle se réveille demain matin. Différente. Peut-être même meilleure...

Son manteau de cuir retourné couvrait toute sa carrure, elle se cachait des autres en s'emmitouflant davantage. La brise fluviale était étonnamment fraîche, et avec son état de fatigue, elle grelottait légèrement. En l'agrippant, Tahani se rappelea que cette veste datait de sa première venue dans le repère de la Révolution Pourpre, perché dans les montagnes de Fortefalaise. Les températures dans les hauteurs stratosphériques d'Ottam-Brava étaient tellement basses que Tahani, enclaridienne habituée aux fortes chaleurs, avait presque fini congelée en cherchant à y accéder. Elle avait été accueillie par Jana qui lui avait très aimablement offert cette peau magnifique et... visiblement très résistante.

C'était il y a presque 7 ans.

À cette époque, elle avait un trésor, un vrai : celui de sauver les autres. Et à de nombreux moments de sa vie, elle l'avait trouvé. Elle avait déjà accompli tellement de choses, mais  aujourd'hui, après tout ce qui s'était passé, elles n'avaient plus aucune valeur à ses yeux. Pourquoi est-ce que c'était aussi différent maintenant ? Qu'est-ce qui avait changé ?