Archive - BnS, Wu-tang

BUSHIN (武神 — Maître des armes, dieu de la guerre) :

Très tôt, à ses 5 ou 6 ans, Wu-tang est devenu un BUSHIN (武神 — Maître des armes, dieu de la guerre). Il s’est, pour ainsi dire, éveillé à la passion de la guerre et a commencé à orienter sa vie dans ce sens. D’aucuns pensent qu’il est né avec ce don et qu’il s’agit d’une bénédiction à proprement parler, certains autres y voient simplement un travail acharné, une dévotion furieuse, qui n’a cessé d’être alimenté par l’effort, par la pratique. Il dort avec des armes, mange avec des armes, joue avec des armes ; son quotidien tourne autour de leur utilisation, de leur entretien et de leur réparation.

Qu’importe l’arme, il sait lui parler, la comprendre, saisir son histoire et l’épouser en quelques mouvements. À ce titre, il est d’ailleurs un grand amateur de lames et préfère, assez subjectivement, les armes tranchantes aux contondantes, considérant que les entailles qu’elles font sur la peau sont plus belles, plus nettes, plus claires. Une chaire découpée finement est plus appétissante qu’une chaire battue sur peau, car le contact répété, les dégâts internes, altèrent les fibres et rancissent la viande. En cela, les armes de jet et de distance sont tout aussi effectives, ce sont, dit comme tel, des outils de cuisine qu’il juge intéressants. Les lignes qu’elles tracent, les traces qu’elles laissent, les particules de poussières qu’elles déplacent, dessinent des courbes enchanteresses, splendides. Elles sont même porteuses de poésie à son sens.

S’il se considère toujours sur une voie d’apprentissage, il détient néanmoins un véritable savoir-faire à ce sujet, que ce soit sur la ferronnerie d’arme en tant que telle, la stratégie militaire ou les arts martiaux pieds-poings-coudes-genoux, de préhension, de soumission et de percussion. Pourtant indifférent aux affaires de société, à la politique, aux traditions pacifiques dans leur globalité, il prend toujours du temps pour discuter quand il s’agit d’échanger sur le domaine de la guerre, et quand il s’en donne la peine, il s’avère être assez bon pédagogue – toujours avec ses méthodes, évidemment. Les forgerons sont régulièrement impressionnés par la dissonance entre son attitude rustre, sauvage, et sa connaissance pointue, très fine, des armes ainsi que son analyse profonde des combats.

MASURAO (益荒男 — Grand chasseur) :

Les Katōjin sont, avant d’avoir été transformés en ethnie massacreuse par Wu-tang, et seront éternellement considérés comme l’une des tribu de chasseurs-cueilleurs les plus vieilles et les plus averties. Certaines traditions orales parlent d’une longévité de plus de dix milles années, d’autres seulement deux milles. Il n’empêche qu’ils connaissaient leur environnement à la perfection, ils étaient capables de lire l’histoire d’un arbre dans la nervure de ses feuilles et de déterminer l’intégralité de la vie d’un animal en triturant ses boyaux. Il est même dit, autre légende, que les grands hommes et les grandes femmes de cette tribu ont su dompter des bêtes inconnues qui, jadis, sévissaient sur terre… Toutefois, même si elles sont justifiées par l’incroyable lecture de la nature dont ils et elles étaient nantis, ce ne sont que des mythes, des oralités frivoles que les chamanes aimaient raconter aux chefs pour les galvaniser.

Dans les faits, Wu-tang n’est pas une exception et possède également cette capacité caractéristique des Katōjin. Il sait traquer une bête, l’affaiblir, l’achever, la vider, la dépecer sans bavures et conserver ses parties pendant longtemps. Toutefois, son amour du combat s’étend jusqu’aux affrontements avec les animaux et il ne rechigne jamais à la tâche quand il s’agit de livrer bataille avec plus gros que lui ou de faire durer un « beau » combat. À cet effet, il possède un instinct monstrueux, qui, entre des intuitions abracadabrantes, un odorat surdéveloppé, une bestialité démoniaque et une ténacité de canidé, pousse souvent les autres espèces, en tout cas, les plus faibles, à se cacher ou à se soumettre en sa présence.

En sa qualité de grand chasseur, il est capable de survivre pendant plusieurs années dans la nature hostile, sans s’installer, en bougeant en permanence et en maîtrisant la cueillette, la médecine d’appoint, l’agriculture de forêt, l’orientation géographique, la lecture météorologique. Autrement dit, quand il cible quelqu’un ou quelque chose, il ne le lâchera jamais, au grand jamais, et sera le poursuivant le plus tenace, le plus pénible, le plus imprévisible qui soit. Alors, autant éviter d’être la proie de Wu-tang.

ONIMUSHA (鬼武者 — Chercheur de guerre) :

Exaspéré par la paix, état d’immobilité et de mort, négation la plus absolue de la vie à ses yeux, il voue un culte fanatique à la guerre et au conflit d’une manière générale. Ce sont, pour lui, des moments cruciaux de l’existence, des instants qu’il faut célébrer, qu’il faut sanctifier. Il n’y a pas de choses plus importantes que cela ; la vie et la mort, le temps et l’espace, le vide et le plein, tout n’est que dual et réciprocité, tout n’est que duel finalement.

Il est prêt à tout pour accéder à la grâce de la « TAISEN (大戦 — la plus belle guerre) », la sensation transcendante de participer à la bataille la plus épique de tous les temps, au choc ultime qui déterminera le futur de l’humanité. En attendant cela, il s’amuse avec son environnement, l’attaque, s’en défend, le sauve, et conçoit tout un monde, toute une esthétique, toute une symbolique autour de l’affrontement.

À ce titre, quand il fut nommé chef de sa tribu, après le rituel du feu, à ses 24 ans, il instaura des pratiques initiatiques similaires aux Épreuves des Tsukuri, basées sur le combat à mort des enfants de 10 ans pour leur passage à l’âge adulte. Étant à l’origine même de l’extinction des Katōjin, Wu-tang a été et sera toujours considéré, dans l’histoire de son peuple, comme le meneur le plus sanguinaire et le plus téméraire de tous.

Sans être inconscient pour autant, il ne refuse jamais un combat quand il se présente à lui et cherche même à les provoquer, lorsqu’il estime pouvoir satisfaire son appétit. Son analyse des autres est d’ailleurs basée sur leurs odeurs et par extension, leurs goûts. Il sent littéralement les gens : leur soif de sang pue le fer, leur peur fleure l’excrément, leur colère sent une douceur florale éthérée, leur puissance dégage un agréable parfum sucré. C’est ce sens aiguisé qui a mené son train jusqu’au clan Tsukuri, juste après la déchéance de sa tribu, pour qu’il puisse y dévorer l’Invaincu. Une odeur de chocolat caramélisé, de cacao, de vanille et de lait, très sucrée, très prononcée, hante le Quartier des Arts et le pousse à sortir la nuit, le nez en l’air, comme un animal à l’affût.

KENJA (賢者 — Philosophe tribal) :

S’il fait partie de la noblesse d’Asatsuyu depuis peu, il demeure un guerrier de la tribu Katōjin, porteur de leur philosophie indigène si particulière, de leur coutume ubuesque. Il y est resté fidèle, il le restera jusqu’à la fin. Que ce soit dans la musique qu’il écoute, la nourriture qu’il affectionne et sa manière de la manger, sa sexualité complètement débridée, sa mystique paganiste, il faut se le dire, sa culture est bien loin de la civilisation dans laquelle il réside.

Il ne digère pas le riz et les céréales. D’une manière générale, il ne fait pas confiance aux mets issus de l’agriculture et de l’élevage. Fidèle à ses traditions, à ses habitudes, il préfère manger à même le sol, sans assiette, ni couverts, ce que la nature lui offre : fruits, légumes, racines, graines, animaux et parfois même, certains cailloux. Le plus troublant concernant son alimentation est toutefois cette pratique rituelle, très décriée, de cannibalisme, qu’il s’évertue de respecter après un affrontement d’anthologie, pour voler la puissance de son ennemi et remercier son âme. À ses yeux, l’amour véritable n’est accessible que par cette voie-là. Tout le reste n’est que discrimination.

Concernant ses pratiques sexuelles, elles sont également tributaire d’une orientation orgiaque  léguée par la tribu. Wu-tang ne se reproduit qu’avec plusieurs congénères femelles en même temps,  il nage dans des bains de peau et de chair et est, tout autant que dans le combat, un animal insatiable. En effet, il entretient des relations assez bestiales avec ses partenaires : il ne séduit jamais et attend finalement l’occasion parfaite à saisir, mais de la même sorte qu’il ne les cherche pas, il ne les retient pas non plus. Sans leur faire subir aucune violence, il ne les aimes pas, ne les chérit pas et se contente d’être, sans réflexion, sans affect, ce que la situation le pousse à être. Il n’est pas particulièrement attaché à la notion très civilisationnelle d’homme et de femme, de mâle et de femelle ; il considère davantage le sexe, la répartition de genre et la sexuation, comme des moments donnés, voués aux partages nuptiaux, des remerciements à la nature en somme, des préhensions du réel par la chaire.

Il n’est pas particulièrement beau, n’use pas de charmes, sent une odeur très particulière, parle assez étrangement. Ses manières rustres ne plaisent qu’à un certain type de personnes, assez restreint finalement, homme ou femme, qui voient en lui un chef de meute, capable de fournir une descendance digne et robuste.

Enfin, si son comportement est témoin d’un foisonnement d’attitudes hors-normes, qu’il serait vain d’expliquer exhaustivement ici, il est important d’évoquer un dernier thème de sa conception tribale des interactions. Wu-tang ne croit en aucun projet de société basé sur la sédentarité et se moque ouvertement des philosophies contemporaines qui, il le dit haut et fort, ne comprennent rien à l’essence du TENGEN (天眼 — Œil divin) ; principe fondateur de la mythologie Katōjin. Selon ce concept métaphysique, tous les êtres vivants ne seraient qu’une seule et même personne, éternellement et rétroactivement réincarnée afin d’appréhender tous les versants de la réalité, de vivre chaque vie qui doit être vécue, pour devenir un dieu et d’émerger, enfin, dans le GENJITSUSEKAI (現実世界 — Monde véritable)  – le monde, l’univers visible et invisible, tel que nous les percevons, ne seraient, en cela, qu’un œuf et l’intégralité de la vie, animale, végétale et minérale, passée, présente et future, tout n’y serait qu’un seul et même embryon en développement.

Suivant sa logique spirituelle, tuer quelqu’un revient à se tuer soi-même. C’est là un paradoxe sémantique qui trahit une énorme contradiction entre ses croyances et son mode de vie, mais il en est conscient et n’a pas de honte à l’avouer. Il affirme, d’ailleurs, qu’en mangeant l’Autre, le combattant qui périt dans une lutte sans merci, son plus fidèle reflet en somme, il contribue à l’aimer, il continue à le porter en lui pour toujours. Cependant, les adversaires qu’il ne juge pas assez bons… sont généralement laissés au dépérissement et rendus à la nature.


Que pense votre personnage des trois clans fondateurs d'Asatsuyu no Sato ?

Wu-tang ne porte aucun intérêt à l’histoire d’Asatsuyu no Sato ; seules les Épreuves du clan Tsukuri, qu’il estime comme pouvant permettre l’émergence de la TAISEN (大戦 — la plus belle guerre), suscitent réellement son attention. À vrai dire, il voit plutôt d’un œil méprisant la cohue civilisatrice des fondateurs, qui se sont évertués à créer la ridicule illusion d’un monde de paix. Ce ne sont pour lui que des mensonges falsificateurs, qui servent à créer une stabilité dans la hiérarchie entre les groupes et entre les individus, qui contribuent à immobiliser les rapports de force et à les étouffer pour éviter un désordre dans les rangs si bien fixés.

Un monde sans guerre est un monde prisonnier, un monde qui est l’exact inverse de la nature, un monde qui est en réalité déjà mort. Les cataclysmes, les catastrophes naturelles sont des bénédictions en tant que tel, qui pousse la vie à vivre, et l’hostilité du monde extérieur ne l’est que parce que les gens sont devenus fragiles, peureux et vaniteux.

Au fond de lui, il aimerait savoir pourquoi certains êtres vivants ne désirent pas combattre, il aimerait savoir comment ils et elles en arrivent à considérer leurs vies comme étant si importantes, si précieuses, au point de se priver de la liberté, de refuser même une belle mort, de s’enfermer dans une geôle de coton. Ces questions le taraudent fréquemment.

Comment votre personnage a-t-il grandi dans la cité ? Quelle place occupe-t-il ?

Le guerrier tribal n’est arrivé que récemment dans la cité et n’occupe pas une place des plus prestigieuses, malgré l’importance du clan qu’il a intégré. Cela fait maintenant plus d’un an qu’il est officiellement membre des Tsukuri et il ne s’est jamais montré très enthousiaste à l’idée de politiser son regard sur la cité, ni d’ailleurs de se placer quelque part. La seule chose qui l’intéresse, en réalité, ce sont les Épreuves et de goûter à la puissance des bénédictions dans un affrontement dantesque. C’est pour cela qu’il se mobilise dès que l’occasion se présente, pour croiser le fer avec quelqu’un au nom du clan et assouvir sa soif goulue, insatiable, de combat.

D’aucuns le considèrent comme un vulgaire mercenaire, d’autres comme un fauve incontrôlable, mais certaines personnes ont vu en lui une denrée rare sur laquelle investir pour mener des guerres. Finalement, la plupart le perçoivent comme un guerrier, comme un soldat véritable, dans l’âme, dans le cœur, jusqu’au bout des doigts et des orteils, qui ne respire à plein poumon seulement quand il est sur un champ de batailles.

Comment votre personnage a-t-il vécu l'apparition de son pouvoir ?

Il n’en possède pas à proprement parler.

Cependant, en ce qu’il a déjà été capable de repousser, à de rares moments, les limites physiques de l’être humain, il se considère comme le versant négatif des maudits et des bénis, comme leur opposé, comme une autre incarnation de la nature, finalement, mise au monde pour les chasser, les réguler. Il est incapable de l’expliquer intelligiblement, mais à son sens, il est déjà doté d’un pouvoir puissant, bien plus que tous les autres : celui de posséder le poids du clan Katōjin sur les épaules, d’être le dernier legs de cette tribu de grands chasseurs, leur dernier héritage, celui en qui s’est cristallisé toute la force mystique de ce peuple millénaire et qui portera leur souvenir jusqu’à l’Éternel.

Comment s'est passé le recrutement de votre personnage par son clan d'allégeance ?

Wu-tang a été un barbare presque toute sa vie. Il n’a jamais eu de honte à se percevoir lui-même comme tel, il s’en est même revendiqué souvent, et c’est justement ce qui a plu aux membres éminents du clan Tsukuri. Dès les premiers contacts avec les gens de la cité, aux abords d’Asatsuyu, il a su montrer d’emblée à quel point il était un être exceptionnellement belliqueux et un terrible adversaire. Les Épreuves sont faites pour les gens de son espèce, les chiens de guerre, les soiffards de mort, et les petites rixes qui lui furent proposées en attendant le grand jour, furent toutes soldées par des affrontements à sens unique, conclus au bout de quelques secondes seulement.

Le flegme et l’exotisme de son style font de lui un combattant très efficace, mais aussi spectaculaire et divertissant, qui, s’il est utilisé judicieusement, peut s’avérer très rentable. Ça a toujours été très clair : il n’est pas là pour construire quoi que ce soit avec les Tsukuri, il est juste là pour mener leurs guerres et distraire la plèbe dans l’arène.Toutes et tous l’ont très vite compris, et c’est tout à leur honneur.

Quels sentiments votre personnage éprouve-t-il pour l'art, la politique, et la culture Tsukuri ?

La plus grande indifférence… Voire, dans quelques moments d’exaltation citoyenne, d’hubris général, de galvanisation, une certaine forme de mépris.

Comme répété, il a bien mené les Katōjin à la mort, tous et toutes, femmes, enfants et vieillards, sans sourciller, sans pleurer une seule seconde et sans le regretter ; pour autant, il n’a jamais renié ses racines et son appartenance à cette tribu. Ce n’est seulement parce qu’elle n’existe plus et qu’il n’a pas trouvé de meilleurs endroits pour se livrer à sa passion, le combat, qu’il a décidé de rejoindre cette faction. Il continuera de respecter ses traditions avec une rigueur ancestrale, aussi sauvages semblent-elles aux yeux des autres, et pestera les rites profanes jusqu’au bout.

Ses interactions avec les autres membres sont d’ailleurs à chaque fois très coquasses, puisqu’il ne connaît absolument aucun code Tsukuri ; leur culture lui parait complètement infâme. Cela donne ainsi à voir toute l’inter-dimensionnalité des paradigmes, l’interactivité des jugements qui se livrent mutuellement au rejet de l’autre, qui se renient et se confrontent en permanence. En effet, de leurs points de vue respectifs, Tsukuri et Katōjin, ce sont les autres les barbares, ce sont les autres les bizarres, les hérétiques, les excentriques. Les assertions vont bon train. Qui a raison, en réalité ? Question rhétorique.

Quels sont les objectifs de votre personnage ? Donnez trois axes principaux de développement.

I — Dévorer, littéralement, l’Invaincu ; devenir le maître des Épreuves.
II — Mener le monde à un état de guerre totale ; déclencher la TAISEN (大戦 — la plus belle guerre).
III — Être pénétré par la grâce en affrontant les plus grands ennemis ; parvenir à dompter les bêtes inconnues que ses ancêtres ont combattu jadis ; goûter la viande la plus sucrée.
VI — Porter la légende des Katōjin jusqu’au Ciel ; montrer que son peuple n’a pas donné son cœur pour rien ; faire mûrir quelque chose en lui, qui, quand il mourra, apportera un gain de maturité à ses différentes (ré/dés)incarnations et lui permettra, enfin, de naître dans le GENJITSUSEKAI (現実世界 — Monde véritable).

Arbustes défeuillés, fleurs mortes, pierres froides et animaux transis vibraient en cœur, agissaient de concert, mus par la même force naturelle qui guidait les éléments et les saisons. Pour autant, Wu-tang s’impatientait. Si le dégel œuvrait, doucement, il était encore loin, très loin, d’avoir terminé sa mission, et quelque chose saisissait encore ses sens.

En effet, le blizzard propageait un vague parfum dans l’air, un mélange lourd d’érable et de métal, qui ne fleurait rien de bon au nez du guerrier. Son odorat, pourtant très fin, était bouché, feutré, entravé par les effluves de l’hiver. Avec les vents, avec les brumes, ses naseaux saturaient, tout lui brûlait les sinus, en permanence. Marcher en ville était, à son sens, comme avancer les yeux bandés, en équilibre sur une ligne de chanvre, harcelé par un monde bruyant, criard, qui le bousculait, qui s'agitait. Être harcelé de stimulus extérieurs, sans pouvoir les saisir distinctement, était une sensation bien désagréable, en somme.

Toutefois, malgré la déstabilisation, un lieu clignotait dans l’esprit du barbare, il brillait d’une aura symbolique et se dissociait de tous les autres points qui parsemaient le décor. C’était exactement là-bas qu’il devait se rendre et il le savait pertinemment. Son train déterminé se frayait un passage sans l'usage de ses mains, son regard carnassier suffisait à enjoindre les gens à se pousser de son chemin. Il n'était pas le plus connu d'Asatsuyu, mais l'impression qu'il figeait dans l'esprit des passants commençait à être discutée, ressentie collectivement.

La pluie qui s'annonçait n'allait pas le démotiver. Bien au contraire. La pression de l'air ne faisait qu'alimenter ses croyances en l'importance du combat, en la nécessité d'un affrontement dans ces conditions. C'était maintenant ou jamais. Comme ça l'avait toujours été, finalement. L'imminence, l'immanence du conflit pétillait à l'intérieur de lui. Sa journée allait être dédiée à ça, comme d’habitude, quelle que soit la saison, quel que soit le temps.

Un grand bâtiment se distinguait dans les formes incertaines de l'horizon. Il s'y dirigeait. À vrai dire, son regard n’avait jamais quitté cette direction depuis le début.


⸺ Qui est l'ennemi aujourd'hui ? se demanda Wu-tang, intrigué, en scrutant l'arène d'un mouvement de tête lent et prononcé, prenant la mesure intime de l'espace alentour, de la hauteur qui s'étendait au-dessus de lui, de la profondeur de champ, de son volume.

Il marcha, calmement, entre les différents combattants qui se livraient déjà quelques échanges de coups, gonflant sa cage thoracique d'un air embrumé. Les particules de sang, de terre et du métal s'entrechoquaient dans leur nage, elles parcouraient, libres, frivoles, le terrain et se propulsaient avec la brise. Wu-tang huma, en silence, s'imprégna de l'énergie du lieu, les yeux fermés. Il laissa passer sur lui les infimes pétulances de l'air, la vapeur d'eau que sa peau exhalait.

Les volutes résiduelles de ses précédentes valses, de ses affrontements passés, tournoyaient encore. Le sol frissonnait de ses anciennes courses, de ses coups, de ses cris. Les ondes magnétiques se réverbéraient sur tous les plans et tissaient, en se croisant, des textiles frêles qu'il pouvait déchirer avec le souffle de ses narines. Qu'allait-il bien pouvoir subir de transcendant aujourd'hui ?

Ici, quelque part, se lovait un adversaire frais et digne. Il sentait une onde cisaillée et pulsatile dont l'amplitude était encore neuve. Un fumet longiligne, une senteur étrange, mais d'une finesse incomparable, traçait un fil entre Wu-tang et sa cible. Il lui suffisait de le suivre... Mais quel arôme était en train de l'envahir ? Du jasmin ? Non. Plus doux encore. De la verveine ! Une feuille écrasée, de la poudre de sucre, du citron... De sa vie, il n'avait jamais senti une saveur aussi spéciale, aussi vivifiante. Il avait trouvé ce qu'il cherchait depuis le début, finalement.

Aussitôt, un petit ris déforma la courbe rectiligne de ses lèvres, un sourire démoniaque fit plier sa joue droite et une fossette déforma le galbe de son visage. La guerre était vraiment une fête, après tout.


Sans regarder son adversaire, comme pour se présenter, le visage tourné vers le ciel,  dans une position qui le mettait à l'aise pour flairer la cible, Wu-tang lança deux shurikens, d'un coup droit, avec un angle large et une trajectoire un peu courbée. La foule, active, occupée, ne vit pas passer les projectiles, qui filèrent pourtant comme un souffle. Dans la fraction de secondes qui suivit, il projeta, cette fois-ci en revers, à pleine puissance et avec une vitesse bien plus élevée que les précédents projectiles, deux autres shurikens dans la même direction cette fois-ci avec une trajectoire rectiligne, parallèle, fixe, stable. Les attaques venaient par la gauche et la droite.

Il n'attendit pas la réaction de l'ennemi et fonça sur lui, de plusieurs bonds furtifs, zigzagants, pour engager le corps-à-corps, en abaissant son centre de gravité et en posant la main sur le manche de son katana, prêt à dégainer. Vif et réactif, il allait l'atteindre dans l'instant survenant juste après la collision avec ses tirs de jet, pour enchaîner sans lui laisser l'occasion de temporiser.

Il voulait savoir ce que cette odeur signifiait, d'où elle venait et pourquoi elle était aussi forte.

À mesure qu'il s'approchait de sa proie, chaque inspiration était plus vive, plus intense que la précédente. Le rythme de son cœur n'accélérait pourtant pas, il gardait la même sérénité qu'à l'accoutumée, mais quelque chose en lui bouillonnait, indubitablement. De l'adrénaline faisait pulser l'air de ses vaisseaux sanguins, de la fumée fusait de son cuir chevelu, qui dansait avec la brise glacée, et son corps tout entier se rigidifiait de plaisir. Il n'y avait décidément pas à dire : ce moment était un pur instant de vie, une dose de bonheur compact arraché à la monotonie du réel.

Avec la vitesse et le flou cinétique, la puissance qui se dégageait de ses élancées dessinait une aura démoniaque dans son sillage. Son rictus carnassier semblait être celui d'un dhole en chasse, sa posture ressemblait à celle d'un tigre. Il ressemblait à une bête sans âme, immonde et difforme, qui avançait vers une charogne à déchiqueter avec une hâte affamée.


Comme prévu, son adversaire para les projectiles d'un mouvement circulaire ample, à l'aide d'un kunaï de fortune qu'il avait tiré de sa poche. Les quatre shurikens rebondirent contre la lame métallique et arrêtent leur course, en plein vol, dans un cliquetis strident. Toujours emplis de la force dont ils avait été nantis lors de leur projection, ils allèrent se planter dans le sol, tout autour de leur maaï, à 30 mètres environ. D'un vif coup d’œil, presque en un battement de cil, subreptice, il considéra la parade qui venait d'être faite, situa la réception des objets et analysa la situation avec son cerveau reptilien, sans vraiment y réfléchir.

Il était déjà à son niveau, prêt à dégainer et à découper sa cible d'un revers latéral ou oblique, ou tout de moins, en train de le faire croire. En effet, en pressant son ennemi, en le hâtant, avec des tirs de jet, avec une charge des plus menaçantes, avec des appuis significatifs, très lisibles, il conta une histoire à son ennemi. Et lorsqu'il l'aperçût cloner son kunaï d'un mûdra rapide pour se positionner, armes en mains, les lames en croix,  pour préparer son assaut au sabre, Wu-tang comprit alors qu'il était un très bon dramaturge. L'ennemi avait mordu à l'hameçon. Les premières ouvertures s'offraient désormais à lui.

En un geste, fluide et félin, la main gauche de Wu-tang qui soutenait l'étui de son katana lâcha sa prise et alla pousser le coude droit de l'ennemi vers le haut pour le déstabiliser et affaiblir ses appuis. D'un coup de paume, il fit remonter sa garde au-dessus de ses épaules, le repoussant en tout petit peu vers l'arrière et écrasant ses mains croisées sur son visage pour cacher la suite des festivités et l'empêcher de décroiser sa garde.


Car, dans le même mouvement, tout en gardant son poing droit serré autour de son manche pour parer une potentielle contre-offensive, tout en maintenant également sa main gauche sur le coude de l'adversaire pour lui verrouiller sa garde et ses bras, il lui envoya un puissant chassé circulaire dans les deux jambes à l'aide de son pied gauche pour le balayer depuis la droite. En bougeant son bassin afin d'accompagner le geste, au-delà de sa jambe droite, puis de sa jambe gauche, ricochant avec la puissance du balayage, l'amplitude de son coup saisissait surtout les hanches du Tsukurijin et emportait, finalement, son corps tout entier.

En faisant mine de cibler une attaque sur le haut du corps, en focalisant son attention sur le buste ou sur les zones vitales situées au-dessus de l'abdomen, Wu-tang avait forcé son jeune adversaire à se concentrer sur les attaques de niveau jōdan, voire chudan. Cela et la déstabilisation que la poussée de sa garde avait créé, n'étaient finalement destinés qu'à libérer la partie basse de son corps et à faire pencher sa structure vers l'arrière pour saisir l'opportunité parfaite de l'emmener au sol.


Toutefois, avant qu'il ne tombe, Wu-tang agrippa le coude droit de l'adversaire avec sa main gauche, pour le maintenir en l'air et rendre sa garde toujours inefficiente, puis dégaina, enfin, sa lame de la main droite, pour découper ses côtes, libres, d'un revers du sabre.

Il le lâcha enfin, puis le regarda de haut, en espérant que le combat n'allait pas s'arrêter de sitôt. Il commençait à peine à s'amuser.

La poussée qu’il envoya sur le coude droit de son adversaire, ne le déstabilisa qu’à peine, et lui laissa la possibilité de répliquer qu’un coup circulaire de la main gauche en direction de son aisselle « libre », en envoyant assez rapidement un kunaï de la main droite sur son poing qui serrait le manche de son sabre. Sans sourire, sans sourciller, alors que son coude était replié en équerre pour maintenir sa garde, il le décala dans l’axe de l’attaque qui lui était envoyée, puis le leva pour taper la main qui se dirigeait vers une ouverture pour la faire dévier au-dessus de son épaule. Avec le même geste ascendant, il dégaina légèrement son sabre, d’à peine quelques centimètres, pour parer le petit jet qui était destiné à éviter toute contre-attaque, et le tira enfin au moment de le balayer pour lui destiner un revers de sabre dans les côtes.


Cependant, sa lame se heurta contre le kunaï qui avait essayé de lui transpercer l’aisselle, dans un bruit strident et quelques étincelles. Malgré la finesse de son jeu et la réussite dont il avait bénéficié, le jeune ennemi trébucha légèrement et se reprit aussitôt. L’épée de Wu-tang fumait encore du choc.

Cette odeur fraîche se diffusait dans ses sinus et se développait au fur et à mesure qu’il le fixait, essayer de former une garde décente. Il avait bel et bien trouvé sa proie. Il n’y avait plus de doutes, désormais.

Sa concentration sans pareille était celle d’un animal en pleine chasse, avançant doucement vers sa nourriture, et ses canines crissaient sous l’excitation, sous la pression de sa mâchoire. Il regardait fixement le terrain, scrutait chaque détail du décor dans sa vision périphérique, quand soudain…

Une fente translucide éventra l’horizon. Surpris, Wu-tang, qui avait encore le bras gauche en l’air et la main à proximité de son visage, se protégea aussitôt par instinct, en posant sa paume devant lui, et fut cueilli par un violent coup de genou qui heurta tout de même, en froissant sa garde, une partie de sa tête qu’il n’avait pas réussi à décaler au moment de l’assaut. Il ressentit la pression du choc comprimer ses joues, faire exploser quelques faisceaux sanguins.


Un petit gémissement de jubilation fit vriller ses pupilles et sans même laisser le temps à l’ennemi d’enchaîner, il agrippa sa cheville de l’ennemi qui venait de s’appuyer sur son épaule droite à l’aide de sa main gauche, et le tira violemment vers lui, en pivotant ses hanches, en tournant son buste de profil, pour le ramener et l’empêcher de partir. Il ne le connaissait pas le moins du monde, mais ce petit parasite n’allait pas ternir sa chasse bien longtemps.

Avec la même énergie cinétique, la même inertie, il planta le katana qu’il tenait dans sa main droite, dans l’abducteur de la jambe qu’il tenait, de sa main gauche, le rabattant d’un coup droit, lame inclinée vers l’intérieur, et en prenant le soin de lever le coude pour protéger son visage au cas où lui prendrait l’envie de répliquer en lui renvoyant un coup de sa jambe libre.


Toujours dans ce mouvement, finalement, en répartissant la force de ses coups pour faire bouger son corps de manière fluide et coordonnée, il envoya un puissant coup de genou droit dans les testicules de l’adversaire, qui était harponné dans le même temps, et déplia ensuite son pied, levé,  dans l’abdomen  de l’adversaire, d’un mouvement ascendant. Il pouvait tout-à-fait essayer de parer ce coup, mais il n’était pas destiné à l’abattre, seulement à lui permettre d’enchaîner convenablement en déplaçant sa jambe sur la droite, contournant le buste ennemi, pour finalement écraser son dos par terre.

L’objectif de cette clé ne fut pas tant de maintenir au sol, mais surtout de faire sorte que sa tête se cogne contre le sol et qu’il soit obligé de se servir de ses mains pour retenir sa chute, donc, par la même, éviter les incantations. D’une main, finalement, il lui tenait la jambe, de l’autre, il tenait son sabre planté dedans, en maintenant une garde d’appoint, et avec une de ses jambes, il lui appuyait sur le corps tout entier pour l’empêcher de se relever.

― Je crois t'avoir entendu parler, microbe. Ne gâche pas ton souffle.

Il était sur le point de le mettre définitivement hors combat, quand, nouveau rebondissement : un nuage de fumée apparut instantanément. Une purée de pois compacte bousilla son champ de vision. Il s’agissait sans doute d’une technique ninja, ou d’un de leurs tours hérétiques. Ni une, ni deux, Wu-tang visualisa la situation : il avait toujours la cartographie du terrain en tête, et la personne la plus apte à lancer cette technique ne pouvait que celui qu’il avait malmené, le petit noble. Il se situait toujours en face lui, alors s’il lui fonçait dessus, en sortant par devant, il allait tomber dans un piège, nécessairement. Mais s’échapper du brouillard par derrière semblait également risqué, étant donné que ça avait tout l’air d’être la solution la plus facile et qu’il pouvait tout-à-fait l’anticiper et envoyer un projectile pour harceler quiconque tentait de s’évader.


Il ne restait plus qu’une solution : les côtés. Ils allaient lui permettre de s’éviter la suppression d’un sens, tout en surprenant l’adversaire. D’une roulade animale, il longea le sol, évitant les individus, et se dégagea de la nuée avec vivacité. Il lança un shuriken en obliquant sa trajectoire pour que le jet passe de nouveau par le nuage de fumée et en sorte de manière droite, face à l’adversaire, afin de ne pas lui communiquer sa position. Il allait finir par contourner cette entrave. Il allait finir par l’avoir.

Quand Wu-tang avait une proie… Il ne la lâchait jamais.

Le Dieu de la Guerre avait habillé Wu-tang d’une toison de bonheur, d’un voile de coton, ample et léger. Il avait porté à ses lèvres un véritable élixir de jouvence dont il se délectait à chaque seconde pendant ses mouvements. Cette journée était bel et bien bénie.


Toujours élancé de sorte à contourner le nuage de fumée, qui se condensa rapidement avec le froid et disparut au bout de quelques secondes seulement, il aperçût enfin sa cible. Ce jeune nobliau préparait déjà un assaut visant à contrer son avancée, comme tout-à-l’heure, cette fois-ci en entamant une course dans sa direction. Ses foulées se dédoublèrent et il accéléra le pas, soudainement.

Wu-tang jeta un regard de chien affamé à sa proie, en plissant légèrement les paupières et en ouvrant, à peine, sa bouche, d'un sourire carnassier. Son corps laissait s'échapper un râle de fumée compacte.


Tout-à-coup, les mains et les épaules de l’adversaire bougèrent. Aussitôt, un des sourcils de Wu-tang s’arqua, comme par instinct de reconnaissance, il savait très bien ce que ces mouvements circulaires, en coup droit et en revers, signifiaient. Il venait de lui projeter des kunaïs, trois en tout : deux en direction de ses côtés et un traçant tout droit sur sa silhouette, jeté avec une très légère cadence de retard. Une parade aurait été compliquée et l’aurait forcé à dégainer dans l’urgence, à offrir des ouvertures, notamment avec le décalage dans la séquence des lancers ; c’était sans doute ce que son vis-à-vis désirait au fond de lui. Alors, plaçant la main gauche sur son étui à kunaï pour feindre la parade tant attendue, il se propulsa de plus belle en glissant sur ses genoux, le buste bien penché en arrière et les coudes rasant le sol, pour éviter, d’un seul geste, la salve des trois kunaïs qui lui furent lancés à quelques fractions de secondes d’intervalle.  

Cependant, une coupure trancha faiblement le haut de son crâne, laissant planer quelques cheveux arrachés dans les airs et faisant couler quelques gouttes de sang sur son front. Un quatrième projectile caché dans l’ombre des précédents ? Il ne l’avait pas du tout vu venir, mais son esquive globale lui avait permis d’éviter le pire. À en juger par la localisation de la blessure et la position actuelle de son corps, agenouillé, en dérapage vers l’avant, le dos proche du sol, il visait initialement sa gorge. Ce coup avait donc été pensé avec l’intention d’en finir. Avait-il peur au point de vouloir que cet échange de caresses cesse aussi rapidement ? Non, quand même pas. Peut-être estimait-il, au contraire, qu’un tel subterfuge était trop simpliste pour venir à bout du combattant qu’était ce barbare Katōjin. En tout cas, il aurait eu bien raison de le penser.

— Intéressant… glissa Wu-tang dans le feu de l’action.


Son élan effréné le mena directement aux pieds de son adversaire, qui, en dévorant la distance avec le même engouement que lui, s’était désormais muni d’un bouclier, afin de, vraisemblablement, se protéger de ses assauts tranchants. Quelle ne fut pas sa surprise quand, en bout de course, avant même que son énergie cinétique ne s’amenuise, il planta sa paume droite dans le sol pour s’appuyer dessus, désaxer tout son corps, casser son rythme et pivoter sur lui-même, en gainage, en faisant mine de tacler sa jambe abîmée par le balayage de tout-à-l’heure avec ses deux pieds. Il se retrouva torse parallèle au sol, maintenu pendant une fraction de seconde par la force de son avant-bras droit, et agrippa finalement le genou de la cible en resserrant ses deux cuisses autour. Il replia rapidement ses mollets en tailleur pour fixer l'étreinte, et avant de saisir le pied de l’adversaire avec sa main gauche pour le tirer vers lui et tenter une clé de jambe, s’assura de la libérer de l’arme qu’elle tenait pour distraire sa cible et occuper sa garde.

— MAIS RISIBLE !


Dans une position ubuesque, presque sortie de nulle part, il lança un kunaï qu’il avait dégainé en douce pendant son retournement de buste, en plein visage de l’adversaire, d’un geste souple vers l’arrière, et attrapa finalement le talon de l’ennemi, une fois sa paume libre. Étant donné que son appui était maintenant basé sur la patte de l'ennemi, sa main droite qui le soutenait au sol, s’enleva, s'éleva rapidement et alla ramener le tibia du noblaillon contre son torse. La pression que Wu-tang exerça sur la position de l'adversaire, transféra ainsi tout son poids de corps vers l'arrière, d'un coup, d'un seul, et le fit basculer vers le sol. Il le tenait désormais en entrave, avec la puissante ambition de lui briser définitivement sa pauvre jambe. Son dos, ouvert, était toutefois protégé d’une armure. Sa tête était recourbée vers l'avant, dans l'axe de sa prise.

Le un contre un que ce jeune Tsukuri vaniteux désirait tant, était déjà entamé depuis le départ aux yeux de Wu-tang. Pour autant… allait-il vraiment durer ?

Wu-tang avait fait mouche, son offensive avait bel et bien fonctionné. Le jeune Tsukuri s’était ainsi retrouvé plaqué au sol, sur le dos, la jambe bloquée dans la clé de genou que lui faisait subir le guerrier. Ce dernier, assis sur la hanche de l’adversaire, penché vers l’avant, maintenait le haut de sa cuisse bien comprimée entre ses abducteurs, ses mollets se croisant de plus en plus autour de sa prise, pour bloquer son genou. Il allait créer une hyper-extension de ses articulations en forçant sa rotule à s’étendre l’envers, dans son sens, et pour ce faire, il tirait son tibia vers l’arrière à l’aide de tout son corps. Il s’enroulait autour du membre de sa proie tel un serpent et commençait, lentement, à resserrer l’étreinte, à augmenter la pression de ses hanches, à décupler la constriction et les dégâts, à distendre les tendons, appuyer sur ses os, fissurer ses muscles…

La tension de Wu-tang faisait pulser sa carapace,  son pouls rebondissait en écho sur toutes les parcelles de sa peau. Son cœur battait la chamade et ses yeux, vides, brillaient d’une lueur sombre, absorbé par la concentration.


La puissance de sa clé allait, non seulement, devoir affronter celle des muscles de l’ennemi, qui, au moins instinctivement, allaient essayer de se contracter et de limiter les dégâts, mais Wu-tang allait également  subir des assauts par derrière. Il pouvait en être certain : ce petit prince balafré n’allait pas se laisser faire sans bouger, il allait forcément tenter de se défaire, en attaquant des points stratégiques, nerveux ou vasculaires, à l’aide d’une arme. Après tout, il ne l’avait jamais vu combattre sans depuis le début de l’affrontement.  S’il voulait parvenir à lui disloquer totalement la jambe et l’handicaper pour de bon, il devait résister à ses assauts tout en trouvant une solution pour augmenter la compression de sa soumission...

C’était un défi acceptable, voire un pari plutôt amusant en fin de compte.

Il ne pouvait pas le voir vraiment, alors il allait attendre la première attaque, sentir le bon moment, et réagir en fonction. À ce titre, il ne fallut pas plus de quelques secondes pour qu’il sente déjà une douce et agréable sensation de chaleur frapper son tronc, de dos ; un choc comprimé, une piqûre d'estoc, se heurta contre son armure, déchirant une large partie de son cuir, l’altérant fortement, et fit palpiter une petite sensibilité, un point de pression insignifiant, non loin de son bassin. Ce fut seulement à partir de ce moment-là qu’il se décida à agir, conscient qu’il n’allait pas s’arrêter en si bon chemin et très certainement continuer de lui asséner des coups de lame de part et d’autre.


À la manière d’un crocodile qui vrillait sur lui-même, oscillant tel une toupie, la proie enfin dans la gueule, pour détruire toute forme de résistance et déchiqueter ses tendons récalcitrants, Wu-tang se tourna vers la gauche, autour de l’axe de la jambe qu’il tenait, tout en continuant de maintenir le talon de sa victime, faisant ainsi rouler en tonneau son corps tout entier pour tordre définitivement sa jambe et la briser. De sa position assise, sur les hanches du garçon, il passa sur les côtés, son profil gauche touchant désormais le sol, en retournant légèrement son buste dans la direction de l’adversaire, ouvrant son épaule droite vers l’extérieur, pour le regarder et faire faire un tour complet à sa rotule, toujours cadenassée entre ses jambes.

Pendant ce temps, l’ennemi, rapide, était enfin parvenu à lui planter un kunaï, cette fois-ci dans la cuisse. La sensation fut beaucoup plus désagréable que la précédente, la plaie était légère, minime, certes, mais, s’étant retourné pendant l’action, elle avait touché l’arrière de son jarret, dans une partie légèrement décharnée, proche de ses fesses. Une sève rouge s’écoula dans un filet fin, longiligne, serpentant le long de ses muscles. Le dos de Wu-tang touchait presque le sol, après s’être déroulé latéralement pour disloquer totalement la jambe ennemi et positionner son buste, à fortiori son visage, à l’opposé des bras de l’adversaire, de sorte à ce qu'ils soient dorénavant trop loin de son allonge pour être atteint par l'une de ses mains.

Et, malheureusement pour lui d'ailleurs, l’autre coup qu’il tenta de lui donner fut projeté dans le vide et frappa à peine un bout de sa hanche, déchirant une lamelle de la tunique de Wu-tang. Malgré la rapidité avec laquelle le coup avait été lancé, il avait visé une partie qui n'était plus disponible et avait abouti à un piètre résultat.


Le combattant continuait de maintenir sa prise, avec encore plus de torsion. Il s’accrochait à elle comme un prédateur restait suspendu à sa viande. Il se tenait maintenant en diagonal de son adversaire, à ses quatre heures, sur le sol, le flanc gauche plaqué contre terre, le buste de biais vers la droite, les hanches toujours fixée sur son genou, le talon adverse entre les mains, bloqué dans l'aiselle, les jambes entrelacées autour de son quadriceps et les pieds cachés derrière son fessier. Le mouvement de rotation totale qu’il avait exécuté pour se mettre à couvert, avait surtout permis l’hyper-extension de sa rotule, la dislocation de sa tête fémorale et la torsion totale de son pied, qui venait de faire un tour entier sur lui-même, dans un grincement d’os significatif.

Un halètement profond transperçait sa gorge, la faisait gonfler, puis redescendre, en rythme, alors qu'il forçait sur son entrave avec un décuplement infernal de férocité. Le plaisir qu'il ressentait, en humant le parfum de son ennemi, en combattant contre lui, en le brisant, lui faisait littéralement passer le souvenir de ses plaies et de l'acide lactique qui jaillissait dans ses membres. Ne pas s'intéresser à ses blessures était sans doute sa plus grosse tare...

Lorsqu’un os se fracturait ou que des ligaments se rompaient, un bruit presque inaudible faisait vibrer le corps tout entier, en s’y réverbérant comme dans une caisse de résonance. La douleur était avant tout une fréquence, profonde et harmonieuse, qu’il fallait savoir entendre, et Wu-tang y était très sensible. Il connaissait parfaitement le rythme des variations électriques que les nerfs savaient stimuler pour faire passer un message, le son d’un cartilage qui grinçait sous la pression, le crissement d’un muscle qui se déchirait… Il les avait entendus de très nombreuses fois, de trop nombreuses fois, en lui ou chez les autres, et il savait, en cela, identifier la sensation qu’il faisait advenir chez son adversaire en fonction des stimuli qu’il lui renvoyait.

En maintenant sa prise avec brio, en détendant son buste jusqu’à l’étirement le plus total et en contenant la jambe de son jeune adversaire entre ses serres sans lâcher, il sentit sa rotule se disloquer, son talon se briser et sa hanche se déboîter… La douleur le submergea, il la vit frémir, apparaître telle une décharge électrique, monter en lui et s’expulser par un cri de souffrance. La clé avait enfin fonctionné, le jeune Tsukurijin était désormais handicapé d’une jambe. S’il avait déjà eu de grosses difficultés à lutter contre lui en étant pleinement maître de ses capacités, l’issue d’un combat à cloche-pied était déjà courue d’avance.

Un soupir s’échappa des naseaux du guerrier. Il se détendit à nouveau pendant une fraction de secondes, en ouvrant ses mains, relâchant son étreinte, et en posant les pieds  sur les hanches de son ennemi, à présent réduit à l’état de mollusque rampant, pour prendre une impulsion et s’en éloigner. Wu-tang était encore dos au sol, les jambes pliées, prêt à s’exfiltrer de sa clé, mais avec du recul, sa position n’était pas si sécuritaire : un coup en traître pouvait rapidement être donné, que ce soit un jet à courte distance du garçon ou une attaque lourde venant d’un tiers. Alors, dès qu’il reprit son souffle, il s’aida du support que constituait le corps du nobliau, allongé, pour y prendre appui et se projeter en arrière en glissant sur le dos afin de se ressaisir. Son armure ripa contre le sol, de très timides étincelles jaillirent de la friction du métal. Dans son élan, il leva ses genoux, retourna ses coudes, apposa ses paumes contre le sol, se redressa complètement en faisant une roulade arrière et fit un bond pour se mettre à distance.


En se relevant doucement, dépliant ses hanches et ses jambes, il dégaina son sabre, dont le fourreau pendait à sa ceinture, et le tint en direction de celui qu’il venait de maîtriser allègrement. La posture de Wu-tang était maintenant stable et mobile, prête à enchaîner, à continuer la passe d’arme avec le jeune homme, mais… il aperçût avec dépit que ce dernier était en train de se traîner vers la sortie du terrain. Apparemment, il voulait arrêter de danser. Sans doute avait-il eu peur d’y rester. Pour autant, il semblait troublé à l’idée d’abandonner, il paraissait même rager de lui-même...

L’odeur persistante qu’il avait senti, émanait bel et bien de lui, il n’y avait pas de doutes là-dessus, mais elle n’était pas encore assez sucrée, tout compte fait, et cette acidité, cette saveur citronnée qu’il n’était pas parvenu à reconnaître, était finalement un simple goût de faiblesse. Tout s’éclaircissait désormais.

— Ton odeur est particulière… Seulement, tu n’es pas encore assez mûr ! cria-t-il à la dépouille de sorte à ce qu’elle l’entende distinctement. Laisse-toi le temps d’éclore, jeune pousse, entraîne-toi, persévère et reviens m’offrir un combat d’anthologie quand tu seras enfin prêt. Je t’attendrai ici, dans l’Arène.

Laissant sa proie s’évader, non sans un certain amusement, il se retourna alors vers le champ de bataille à la recherche d’un nouvel adversaire. Ses yeux se fermèrent et son nez se leva. Il fit le vide autour de lui : les cris et les chocs environnants se diluèrent dans le noir, un voile opaque recouvra toute la surface du terrain, les parages n’étaient plus que de vagues mirages, flous, indistincts.


Soudain, un parfum fila et fit palpiter son cœur. Contrairement à tout ce qu’il avait pu flairer d’attirant jusqu’à présent, ce qui passa dans ses narines était un arôme rude et rance, un mélange de lard beurré, de viande rôtie et d'herbes persillées, de pissenlits et de feuilles... Habituellement, les fragrances de sucre dans l’air étaient synonyme de puissance, de combat à venir, mais étrangement, il ne pouvait s’empêcher de marcher en direction de cette senteur bizarre, presque puante, un rictus sanguinaire déformant l’entièreté de son visage.

Un katana à la main droite, il avançait avec une tranquillité déconcertante en direction de son futur ennemi, quand tout-à-coup, sans crier gare, un gladiateur surgit sur sa gauche, une masse prête à s’écraser sur son crâne. D’un mouvement presque banal, instinctif, il recula sa hanche gauche, déplaça son pied d’appui vers l’arrière, fit pivoter son poignet droit vers l’intérieur, et leva son bras en revers pour découper le trapèze de son assaillant. Cette simple frappe de taille perça la clavicule et l’omoplate du combattant, traçant une large entaille sur son épaule. Le regard toujours dirigé vers l’odeur, il ne porta aucun intérêt à la pestilence qui venait d’essayer, vainement, de l’attaquer, et évita sa carcasse tombante d’un petit pas chassé.


Après quelques mètres, il s’arrêta et fit face à un curieux personnage, entièrement bandé, très odorant. Plus il s’était rapproché de lui, plus Wu-tang s’était étonné, encore une fois, de ses émanations. À en juger par sa démarche abracadabrante, il n’était pas un combattant du stade, mais il se dégageait de lui quelque chose d’assez mystique. Il était une sorte d’esprit volatile, sans formes et sans apparence, que le monde avait oublié. Il trônait, seul, puissamment, au beau milieu des assauts et semblait, tout comme le guerrier, prendre du plaisir à être ici, à être cerné par la guerre, par le conflit. Avec du recul, en fin de compte, il reconnaissait vaguement sa silhouette. Dans sa vision périphérique, pendant qu’il terrassait le petit Tsukurijin, il l’avait vu se débarrasser du microbe aux portails qu’il avait loupé de peu.

Son odorat ne l’avait pas donc pas trompé. Malgré sa fétidité, il était fort. Assez pour le distraire. En levant sa lame au niveau de son visage, le bras tendu vers l’individu, il l’alpagua de la sorte :

— Toi, là-bas ! Tu t’ennuies ici, n’est-ce pas ? Ces affrontements ne sont pas dignes de ton intérêt, je me trompe ? Alors, viens donc par là et attaque-moi ! Sa poigne maintenait son arme avec vigueur, mais son index s’en échappa et vint, d’un geste significatif, l’enjoindre à s’approcher. Je te laisse commencer, je ne me défendrai pas sur le premier coup, mais sache que ma réplique sera le double de ton attaque.


Il écarta ensuite les bras, torse bombé, sabre tenu vers le haut, et attendit une réponse, avec impatience. Allait-il lui foncer dessus ? Allait-il lui envoyer un projectile ? Allait-il utiliser un pouvoir et l'attaquer ? Allait-il fuir ? Un large panel de possibilités, et pourtant, une seule décision.

Les effluves se visibilisèrent, en tourbillonnant autour de son nouveau vis-à-vis. Elles prirent une forme ovoïde, semblable à une aura incandescente, à une fumée compacte et vivante qui enlaçait sa présence. Cette intrigante momie avait répondu à l’appel d’un ton enjoué. Elle aussi était en train de consacrer toute son attention à cet instant précis, cela pouvait désormais se sentir.

Lorsqu’elle se jeta, arme en main, sur Wu-tang, ce dernier ne put s’empêcher d’esquisser un ris déformant, de plaisir et d’excitation. Il arrivait, et avec lui, l’entrechoquement des lames, les intenses bravades, les transcendances martiales… Un véritable rêve ambulant se mouvait jusqu'à ses pieds. Goutte à goutte, il se délectait de ce spectacle, fluide, chevalin, poétique, qui se déroulait, là, maintenant, devant lui.

Et la réalité, qui semblait s’être ramolie, le temps d’une extase, reprit très rapidement son cours lorsque l’accélération du mystérieux combattant l’amena, dans une suite de sauts prompts et soudains, à trouver les flancs du guerrier.


Toutefois… dès qu’il le vit franchir la distance d’engagement, avant même qu’il ne le laisse se préparer à l’atteindre, et alors qu’il avait pourtant proposé de ne pas se défendre du premier coup donné, une petite phrase anodine s’échappa depuis la profondeur de ses poumons.

— J’ai mentiiiiii... lâcha-t-il, sans aucune culpabilité, en se projetant d’un bond inattendu sur l’adversaire pour contrer la charge, profiter ainsi de l’inertie contraire pour réduire la distance en devançant son intention. Son pied droit s’était appuyé sur la pointe pour se propulser, soudainement, son corps entier s’était aussitôt tendu en arrière pour se maintenir, le torse ouvert, tandis que sa main gauche, libre, était allé chercher quelque chose derrière sa hanche d’un mouvement presque automatisé.


Alors que l’ennemi se stoppa net, d’un geste abrupt, dans sa lancée en se penchant vers l’avant, buste incliné, pour tenter d’envoyer un coup de couteau ascendant avec sa main droite, Wu-tang rentra directement dans son armement et heurta sa position en appuyant sa semelle gauche, projetée d'une puissante enjambée, sur le coude qui préparait l’attaque pour l’empêcher de se déplier vers le haut. L’impulsion descendante de la déviation visait également à l’entraîner au sol, étant donné que tout son poids de corps était penché sur le bout de sa course, au-devant. Pour ne pas s’écraser contre le tapis de sable, il allait sûrement avoir besoin de son autre bras, mais ce dernier allait peut-être devoir servir ailleurs.

Car, tout comme sa vicieuse manœuvre avait pour objectif de s’offrir, en premier sang, une petite plongée sur les ouvertures qu’il allait dévoiler en attaquant, le contre fut exécuté de sorte à ce que, muni de son katana à sa droite, et à présent en possession de son wakizashi à sa gauche, il puisse lui enfoncer des lames dans les insertions de ses deux trapèzes, totalement libres, presque dans un angle mort de sa garde.


Aussi, tout en repliant ses bras d’un double estoc et en continuant à l’amener par terre, pilotant la descente de son centre de gravité avec sa jambe gauche, appuyée sur son bras armé, il envoya alors ses lames se planter conjointement dans ses zones sensibles, situées entre sa tête et ses épaules, entre ses clavicules et ses cervicales... Il l'avait tiré à la manière d’un toréador qui piquait un taureau à l'échine, en jouant avec les forces, les lignes, les axes, qui s'offraient allègrement à lui en jouant.

La valse folle faisait cliqueter son armure. La scène était peinte d'un dessin de guerres et de fêtes. Aujourd'hui, il dansait, joyeux comme un enfant, épris comme un amoureux. Qu'importe ce que cette joute allait pouvoir porter aux yeux des hautes instances, quel que soit le résultat, il allait continuer à valdinguer, en riant. Jusqu'au bout de la nuit. Jusqu'à tout jamais.

Tout bouillonnait. Indiciblement, inlassablement.


La momie avança son pied gauche pour s’empêcher de tomber, en soutenant son poids de corps avec efficacité, et se redressa alors, usant d’une force surprenante, pour tenter de projeter Wu-tang, en appuyant sur sa jambe pour le pousser. Et il y parvint. Ses estocades ne purent guère se déployer, étant donné qu’au moment où il atterrissait sur lui, ce dernier se dépliait pour le renvoyer et déviait ainsi son impulsion vers lui-même.

Cependant, le corps de l’Onimusha s’était penché en arrière, avec sa propulsion droite, et son centre de gravité n’était pas aussi haut que son attaque le laissait paraître. À vrai dire, il était à peu près au même niveau que son adversaire, quoiqu’un tout petit peu plus élevée, juste assez pour pouvoir se servir d'une poussée à son avantage. Pour détendre sa jambe gauche en mae geri kekomi sur le bras armé, il avait dû tracer un axe perpendiculaire au sol avec son corps, et son pied droit qui lui avait permis de se détendre en avant pour lancer l’offensive surprise, s’était posé sur le sol pour maintenir sa position à la manière d'un pilotis.

Alors au moment où il se releva, Wu-tang prit un double élan, sur le bras ennemi, et sur le sol, aidé du troisième essor de tractation que représentait la relevée adverse, en courbant sa colonne vertébrale vers l’extérieur, pour exécuter un salto arrière surpuissant et envoyer sa jambe droite heurter le menton de la créature bandée, dans un coup remontant.


La puissance qu’avait su mobiliser son vis-à-vis, pour se défaire de la prise et rejeter le corps du guerrier, se retournait contre lui, sans qu’il ne puisse l’éloigner pour attaquer à distance, sans qu'il ne lui laisse le temps de dégainer quoi que ce soit.

Le corps de Wu-tang se tordait à l’envers, dans une vrille verticale, ses mollets se repliant après le coup, sa tête tournée et ses mains, libres et toujours armées, à présent à hauteur des jambes, fines, maigrelettes, de l’autre personnage. Juste avant d’attérir sur ses pieds, genoux pliés pour accuser la réception en terminant son saut périlleux, il profita du changement de niveau pour envoyer un double revers, lame longue et lame courte, lui lanciner le bas de ses cuisses.

L’axe de son buste toujours ouvert, il se retrouvait à présent accroupi, presque assis par terre, les armes écartées et le visage relevé vers son adversaire, toujours assorti du même masque amusé.

Son coup de pied droit, remontant, fut réceptionné au vol, d’une brillante saisie, pendant qu’il exécutait encore sa vrille. Ce qui, nécessairement, altéra la suite de sa réception et l’exécution de sa seconde attaque. En effet, pendant qu’il était en train de se tourner vers l’arrière, en courbant son dos, pour découper le bas de ses cuisses, il reçut une ruade droite dans la colonne vertébrale, qui déstabilisa son attaque. Les revers parvinrent, tant bien que mal, à toucher, mais l’entaille ne fut pas aussi profonde que souhaitée.

Ce combattant momifié savait s’y prendre. Et la succession d’affrontements d’aujourd’hui, même s’ils avaient étés relativement risibles, pesait, inévitablement, sur ses épaules. Sa précision commençait à diminuer, malgré lui ; de parts et d’autres, des petits picotements chatouillaient son épiderme. L’impact du pied droit ennemi avait heurté son armure et fait vibrer une douleur, par conduction osseuse, à travers son corps tout entier, comme un spasme rafraîchissant. Ce chassé, tout aussi plaisant qu'il fut, le fit donc tiquer, légèrement, avant qu’il ne poursuive de plus belle, dans la fraction de seconde qui suivit, à peine son coup reçu.


Car, dans le même mouvement, pourtant, et en profitant de la rotation autour de son axe horizontale, en plus de celle que son adversaire tentait d’amener en lui faisant tourner la cheville pour accéder à tous ses points de tension à partir d’une seule prise, il envoya une puissante, fulgurante, attaque circulaire du tibia gauche dans la carotide ennemie, alors totalement libre de toute garde.

L’inertie que l’intégralité des mouvements, orbiculaires, favorisaient, rendit le coup logique, facile, et lui permit d’assembler sa force à celle de l’ennemi, encore une fois, pour la retourner contre lui. Et tout en continuant à se tortiller pour suivre la torsion, poursuivre dans la direction où son ennemi voulait l’emmener, en finissant même par le devancer à son propre jeu, il termina de s’enrouler sur lui-même, en ne luttant pas contre l’énergie giratoire et en l’épousant gracieusement.  Résistant habilement à la déstabilisation, il put contrer l’écrasement en plantant ses deux lames dans le sable pour se tenir gaîné dessus, en poirier, et stopper ainsi sa course vers le sol d’une flexion des biceps.

En se servant de sa puissance comme d’un ressort, en se laissant retomber dans le bon angle et en prenant appui dessus pour s’éjecter en arrière, dans la direction de l’adversaire, il exécuta un plongeon inversé, le corps droit, le pied devant, le torse parallèle au sol, en conservant ses armes en main. Alors que son ennemi se reculait, d’un petit bond, pour prendre ses distances, lui, le rattrapait aussitôt et ne lui laissait même pas le temps de réfléchir.

Son corps armé, tendu en ligne, fonçait droit sur le garçon momifié, à toute vitesse, pour lui asséner une double charge des pieds joints en plein ventre, et s’y enfoncer jusqu’au bout. Toutefois, avant de le frapper de plein fouet, à seulement quelques centimètres du point de touche, il tourna sur lui-même, en laissant brinquebaler ses bras, derrière et devant son dos, pour parer les projectiles avec son katana et balancer, de manière subtile, subreptice, son wakizashi au visage de l’ennemi. Il fila d’un tracé net, linéaire, sans courbe, avec la vocation d'au moins distraire sa garde pour lui permettre de rentrer sa véritable charge, à la manière d'une foreuse.


Son bras droit, encore muni du sabre, se préparait à une réception forcée, en se rapprochant du sable, pour freiner à tout moment, tandis que son regard, vif, toujours aussi énergique, essayait de chasser les tâches de flou qui commençaient à poindre dans sa périphérie.

Cette journée était, vraiment... mémorable.

Wu-tang savait très bien ce qui lui pendait au nez en se lançant dans une telle offensive, de plein corps. Il se livrait entièrement à l’ennemi, il lui offrait toute sa puissance et la mettait à sa disposition dans une vrille fantasque, qui paraissait presque incontrôlée et qui semblait assez aisée à contrer. Ce n’étaient cependant que des mirages, des croyances qu’il avait laissé se diffuser pour mieux le prendre à revers, pour le duper quant à la véritable menace qui allait s'abattre sur lui.

En le voyant sauter, il comprit très vite que ce dernier comptait lui retomber dessus pour l’écraser, couper sa trajectoire de tout son poids et rompre son axe en deux, à la manière d’un couperet. Aussitôt, pendant sa rotation de buste, alors que ses bras se contre-balançaient et que ses jambes commençaient à pénétrer dans l’espace de l’ennemi, il se projeta sur la droite en se servant de son katana comme d’une cane qu’il planta avec vivacité dans le sol pour prendre appui dessus à l'aide de sa paume. Son corps qui tournait dans le sens des aiguilles d’une montre changea alors de fuseau horaire et fut renvoyé, d’une giration inverse, sur le côté. L'exécution de cette contre-vrille, périlleuse, osée, le força à y laisser son épée.

Avant même que la gravité ne ramène la momie vers le sol, il sembla tirer, d’un revers nerveux qui suivait le mouvement général de son buste, quelque chose dans le vide, avec son bras gauche à présent libre. Le wakizashi, qui avait rebondi contre la garde armée du combattant ennemi et s’était alors envolé vers les cieux, se redirigea tout-à-coup vers l’arrière de son crâne, dans son angle mort, sans qu’il ne s’en aperçoive.

Toute la duperie résidait ici, non pas dans la charge droite, visible, ostensible, qu'il avait tenté de lui asséner, mais bel et bien dans cette manipulation de jet à distance. Sa dague traditionnelle, habituellement rangée dans un fourreau situé derrière ses hanches, en bas de son dos, était liée à un bracelet métallique que le manieur enfilait en s’en saisissant et ce bracelet servait de bobine où s’enroulaient des longs et fins fils de fer, presque invisibles, directement attachés au pommeau de l’arme. S’il était coutume d’utiliser un tel couteau au corps-à-corps, peu de gens s’aventuraient à des procédés aussi farfelus et Wu-tang comptait justement sur ce petit stratagème malicieux pour tuer les cibles récalcitrantes.

Cependant…


Une détonation retentissante apparut dans son champ de vision, à quelques mètres à peine. Il fut simplement projeté en arrière, accompagné dans sa lancée, sans subir de véritables dégâts et sans que cela n'altère vraiment son attaque sournoise. Aussitôt, un écran de fumée, comme celui du petit prince, enveloppa leur terrain de jeu. Il n’avait pas eu le temps d’apercevoir clairement comment était survenue cette petite explosion, mais une chose était sûre : elle avait été produite depuis les pieds de la momie. Elle avait donc un pouvoir ! Et pas n'importe lequel en plus !

— Subarashii… chuchota Wu-tang, comme une incantation. Sa voix rauque, tonitruante, résonna à travers tout le terrain, comme si ses poumons avaient subitement dévoré l’Arène. L'écho vibra à travers champ et l'intégralité des gladiateurs environnants, déjà alertés par la vigueur sonore de la déflagration, s'arrêtent, en s'écartant, par pure prudence...


Il éventrait la fumée, le regard possédé, le pas lourd, décidé à dévorer son adversaire pour de bon, ici et maintenant. Son aura était devenue celle d’un monstre démoniaque, elle dardait des rayons flous, des halos sombres, semblables à des vents mauvais, ceux-là même qui amenaient la peste noire. Quelle ne fut pas sa surprise, toutefois, lorsqu’il sentit son ennemi haletant, fatiguer.

Sans le distinguer encore clairement, son odeur, mêlée à celle du feu, était devenue encore plus rance, plus rassie. Wu-tang ne comprit pas la situation et continua d’avancer. Son train montrait toute sa détermination à continuer le combat, mais... il commençait à redescendre de son petit nuage, à mesure qu'il se rapprochait de sa proie et qu'il identifiait sa senteur.

Que lui arrivait-il ? Était-ce déjà le début de la fin ?

Les ruelles de Safran étaient toujours bondées, remplies à craquer de camelots en tous genres et d’acheteurs chevronnés. Elles s’étendaient dans le Quartier des Épices avec un déploiement en arborescence, un véritable dédale labyrinthique qui savait avaler les badauds, aspirer leur âme et leur bourse, pour les digérer et les recracher, décharnés, dépouillés. Il s’agissait d’un  rite initiatique que Wu-tang ne connaissait pas et qui ne manqua pas de s’imposer à lui.

Dérouté, comme à son habitude, par les parfums enivrants qui fusaient autour de son museau, le guerrier tribal avançait, perdu, presque hébété, au milieu d’une avenue marchande. Des particules multicolores planaient dans les airs, au-dessus de lui, et traversaient l’espace, en se promenant d’étalages en étalages, en montant dans les habitations, en descendant au ras des chevilles. Son nez levé fleurait leur odeur persistante : il s’agissait d’épices, plus particulièrement, de curcuma, de cardamone, de coriandre et de safran.

La mine concentrée de Wu-tang trahissait toutefois un certain agacement, un sentiment de gêne persistant, qui grattait son cou, sa nuque et l’arrière de son crâne. Que se passait-il ?

— Aaaaaah ! Une intuition… constata-t-il, avec excitation, en caressant son avant-bras musculeux. Ses poils étaient hérissés, dressés comme des fougères sur son derme, leurs bulbes compressés s’érigeaient en champs et en rangées. Il ne ressentait une telle chaleur que dans un cas bien particulier : la guerre, le combat.  Qu’est-ce qui… Sa question oratoire fut soudainement interrompue.
— C’est un bien joli sabre que vous allez là, dîtes-moi voir ! Une main fripée venait d’agripper le manche qui pendait à son ceinturon de cuire. Je vous l’achète ! À prix fort !
— Il n’est pas à vendre.
— Où est-ce que vous l’avez eu ? continua pourtant le vieillard, avec insistance. Il ne lâchait pas sa prise. Et puis, cette finition ! C’est quoi ? Des fils de soie ? Wu-tang fut forcé de se l’avouer : il venait de tomber sur un molosse, qui serrait entre ses dents une proie qu’il n’allait pas lâcher, qu’il allait plumer jusqu’à la nudité la plus totale. Son visage se tourna lentement vers son interlocuteur et le fixa, en fronçant les sourcils avec de plus en plus de hargne.


— Écoute moi bien, le vioc. La main du sauvage se posa sur celle du marchand, et commença à serrer par-dessus sa poigne, avec une force de constriction qui le fit pâlir petit à petit. Je t’ai dit qu’il n’était pas à vendre. Alors, si tu ne veux pas que je te dépèce, là, maintenant, tout de suite, devant tout le monde, tu ferais mieux de dégager de mon chemin. Des craquèlements articulaires se firent entendre, le cartilage de sa main se faisait broyer avec une aisance déconcertante.  En maintenant son emprise, il fit pivoter son poignet sur le manche et le tourna vers le bas pour faire basculer le bras tout entier du contrevenant et le soumettre au sol. Dans un cri de douleur caractéristique et des halètements bruyants, il posa un genou à terre.
— Je… Arrête, s’il-te-plaît… Dis… Dis-moi… L’étreinte se resserrait au fur et à mesure. Sous la pression exercée, sa peau s'étirait comme une fine pâte de farine et se craquelait, doucement. Aaaarghh… Arrête… Je t’en supplie. Il la lâcha enfin. Le marchand fit tomber son bras endolori et le regarda enfler à vue d’œil, en pleurant. Je… Je… Son ton hésitant n’était plus audible. Il bredouillait vainement, espérant avoir la force de dire quelque chose. Tu… Tu…
— Cesse de me parler. Tu empestes.
— Tu... Tu es un monstre ! Pour... Pourquoi est-ce...
— Je t'ai dit... lâcha Wu-tang, en plaçant une main derrière la nuque du marchand avec douceur... de fermer ta gueule. Son genou se leva avec souplesse et vint frapper son menton, d'un geste banal, sans y porter d'importance. L’ensemble de ses dents se brisèrent, sa mâchoire se disloqua, entraînée par la puissance du coup, du sang gerba de ses narines. Il s’effondra totalement, en convulsant, et une mousse nacarat, épaisse, coula aux bords des lèvres.

Son pas reprit alors une allure convenable, lente et baladeuse, laissant derrière lui une dépouille inanimée en offrande aux détrousseurs. Ces derniers ne se firent, d'ailleurs, pas prier pour lui faire les poches et se battre tels des charognards au bord d'un repas. Personne ne s'était soucié de son état de santé dans cette jungle humaine. Pour quelques wèns à peine, ils avaient fait disparaître cette courte altercation dans la cohue générale, et l'action — ses conséquences surtout — s'était perdue dans le mouvement de la foule, flou et impénétrable.

Il n'y avait pas à dire... Wu-tang était un sauvage né. Ce serpentement permanent, cette masse de gens en perpétuel gigotement, ces parfums qui inondaient ses sens ; tout cela le tendait énormément. Depuis son arrivée à Asatsuyu, il n'était jamais vraiment parvenu à tempérer son comportement, à policer ses interactions ou à contrôler ses pulsions, mais il avait tout de même su exhumer ses excentricités dans les Épreuves du clan Tsukuri et en faire une force capitale. Il était un fauve qui fascinait les spectateurs et duquel, lorsqu'il nous arrivait de le croiser, il ne fallait surtout pas s'approcher, sous peine de morsures graves.

Et pourtant...

— Bon, je suppose qu'on ne pourra pas te convaincre par l'argent. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? Qu'est-ce que ton cœur recherche ? Une voix enrouée interféra sur sa droite. Wu-tang s'arrêta, progressivement, sur quelques pas et, après un soupir de détermination, se tourna vers le son pour écouter ce qu'on avait à lui dire.


À seulement quelques centimètres de lui, un homme le considérait, pipe pendant au bec, assis en tailleur sur une étale. Il ne bougeait pas, et se tenait le menton, dos courbé, les coudes enfoncés dans les creux de ses genoux.  Le sérieux avec lequel il s'appliquait à le regarder, interloqua Wu-tang. Il lui adressa alors un sourire, suivi d'une levée de nez affirmative signifiant : « continue, tu m’intéresses ». Il avait réussi à dompter son intérêt pendant un court instant, mais allait-il le garder encore longtemps ?

— Laisse-moi t'expliquer une chose, guerrier...

— Donc, si je comprends bien... La valeur du fer est en train d'augmenter, et tous les marchands veulent en acheter pour gagner plus d'argent ?
— C'est plus ou moins cela, oui.
— Intéressant... Très intéressant... marmonna-t-il, avec malice. Mais, pourquoi est-ce que les prix montent, alors ?
— Personne ne le sait vraiment, en réalité. Il y a tout un jeu d'ombres qui se trame autour de cette hausse monétaire. De nombreuses rumeurs entraînent de nombreuses supputations et de fil en aiguille, avec l'effet de foule, les marchands vendent ou investissent. Nous sommes sur un marché, il faut le savoir. Ici, nous réagissons en temps et en heures à la demande, nous adaptons notre offre en permanence. La vie d'un... tenta de continuer le vieux marchand avant de se faire couper par Wu-tang, d'un signe de la main : paume ouverte devant son visage.
— Quelles rumeurs au juste ?
— Orrhhf... souffla le marchand, en se redressant. Rien de bien fou ! Je ne sais même pas si c'est bien utile que je te les dises, si tu veux tout savoir. Wu-tang, qui avait le menton relevé, le rabaissa alors et lui jeta un regard désapprobateur, sourire aux lèvres, pour l'enjoindre à continuer.  Si ? Bon, alors... Mon fils distribue le lait de bufflonne dans le Quartier des Arts et il m'a rapporté avoir entendu plusieurs fois de la part de Tsukurijin, que les instances dirigeantes avaient intérêt à faire augmenter le prix du fer pour faire monter leur niveau de vie. Plus les transactions sont chères, plus grosse est la commission, paraît-il. Je n'y crois pas vraiment. J'ai également entendu dire de certains marchands qu'il s'agissait d'une volonté plus globale, des trois clans, de faire émerger la production d'un nouvel alliage de métal, qu'on appelle l'acier. Beaucoup plus résistant, plus léger, difficilement oxydable, moins cher... Bref, plus rentable.
— L'acier, hein ? Le nom siffle bien, rigola Wu-tang, en fantasmant sur la nature de l'élément.
— Mais si tu veux mon avis, je pense que la rumeur que j'estime être la plus plausible... Étrangement, alors que le timbre de voix du marchand commençait à se durcir, ses aigus à être plus distincts, il chuchota, en regardant de droite à gauche... parle de la Fournaise et du clan... Le son qui sortit de sa bouche fut minime, presque cristallin... du clan Shashutsuki.


— SHASHUTSUKI ? répéta Wu-tang, à voix haute, une main collée derrière l'oreille pour mieux entendre.
— PAS SI FORT !!! paniqua alors le marchand, en gesticulant du bout des bras. On risquerait de nous entendre... C'est une information qui se monnaye cher ici, mais je suppose que tu les connais, n'est-ce pas ?
— Pas du tout. Parle m'en plus.
— Guerrier. Vend-moi ton sabre et je te donnerai toutes les informations que tu cherches.
— Je ne cherche rien que tu puisses m'offrir, vieille branche. Et je croyais avoir été clair avec l'autre marchand, pourtant : ce sabre n'est pas à vendre.
— La Triade s'agite, indéniablement, reprit-il de plus belle, en continuant à conter ses belles histoires. Ici, comme ailleurs. Tout n'est plus désormais qu'un vague jeu d'ombres... L'équilibre...
— Tu radotes, trancha Wu-tang.
— Ecoute, je vais jouer franc jeu. Mon échoppe ne fonctionne plus, je suis au bord de la faillite, les gens n'achètent pas de crèmes glacées en hiver. Il faut que je me renouvelle, alors faisons un échange de bon procédé. Vend moi au moins tes armes de jet ou... à la limite, une de tes épaulières, je sais pas !
— Et... j'ai quoi en échange, moi ?
— Des informations cruciales, que tu pourras revendre, utiliser ou je ne sais guère !
— Pour obtenir ces informations, il me suffit simplement de te menacer. Par exemple, en faisant ceci... expliqua-t-il en dégainant nonchalamment son wakizashi et en le posant, doucement, sur la jugulaire du marchand. Tu vois ? Ta vie contre une information cruciale que je pourrais réutiliser. On est bons, non ? Allez. Parle-moi de la Fournaise, maintenant. L'homme, qui tenait sa pipe en bouche, écarta ses babines, choqué, et fit tomber ce qu'elles tenaient. Il tremblota, fébrilement.
— Je... bégaya-t-il. Il venait de se faire avoir par ce sauvage dont l'intelligence ne sautait pas aux yeux. Je peux te parler... de... Je peux te parler de la Fournaise, en effet. Il faut savoir que tout n'est qu'un jeu d'ombre... La lame appuya contre l'artère et exerça une pression de plus en plus insoutenable. La Fournaise est une ancienne forge qui a appartenu au clan Shashutsuki ! Elle était immense, invincible ! À l'entente du mot « forge », le regard de Wu-tang s'illumina, ses pupilles se dilatèrent. C'était donc cela son intuition ? Celle de s'être rapproché, sans le savoir, sans le vouloir, de la Taisen (大戦), de la grande guerre qu'il désirait tant ?
— Shashutsuki... Une forge invincible... reprit Wu-tang, pensif, en relâchant la prise qu'il avait sur la gorge du marchand. Comment as-tu obtenu cette information ?
— Je t'aiderai, je te le promets, guerrier. Je te dirai tout ce que je sais, mais aide-moi en retour. J'ai besoin de ce fer pour continuer à exister sur ce marché. Une goutte de sueur perla sur le front du vieux monsieur. Il venait de lancer sa dernière technique commerciale : celle de la pitié.


— Très bien... concéda finalement le guerrier, en tirant trois kunaï de sa poche. Mon sabre n'est pas vendre, mais je peux toujours te donner ces quelques coutelets. Prend-les et parle. Sa main tendue était ferme, et son regard, qui fixait le marchand avec un sérieux militaire, se voulait strict au possible. Ils savaient, tous les deux, ce qui allait se passer si les accords n'étaient pas respectés.
— C'est au moins ça de pris... rechigna le marchand, en prenant les kunaï d'un geste désenchanté, désespéré. Le clan Shashutsuki ne s'est pas éteint en même temps que le feu de la Fournaise, il a continué à vivoter, tel un poisson pilote sous le ventre d'un requin, au crochet des Tsukuri. Il a subsisté, résisté, à l'hégémonie goulue de la Triade. Pour autant, personne ne sait grand chose d'eux en vérité. Leur histoire est orale, leurs traces ont été effacées. Wu-tang était concentré sur chaque mot qui lui était offert, et attendait impatiemment qu'il en vienne au fait. Il m'est arrivé, après une saison de vache grasse, et une soirée bien arrosée, pour fêter une semaine de recette, de discuter avec un archiviste du clan Tsukuri. C'est de lui qui viennent toutes les informations que j'ai pu te donner, mais je ne l'ai plus jamais croisé après cette soirée. Assez étrangement.
— Je vois... C'est au Quartier des Arts que je dois me rendre si je veux en savoir plus sur cette forge.
— Je n'en sais trop rien, moi-même, je ne comprends pas tout à cette histoire... commenta le laitier, d'un regard en coin, en se grattant un angle de sa joue. D'ailleurs, juste comme ça, s-tu sûr de ne pas vouloir me vendre ton sabre ? Le poing du guerrier alla s'encastrer dans le thorax du vendeur, qui fut projeté en arrière par la force du coup. Sa dépouille, en s'enfonçant dans le voile de tissu qui faisait tenir l'étalage, alla, comme un fantôme, s'emmitoufler dans les débris.
— Je suis sûr. Merci pour ce savoir. Wu-tang observa son poing pulser, avec dépit. Il avait pourtant prévenu de nombreuses fois. Un animal sauvage avertissait toujours avant d'attaquer, mais visiblement... cet épicier n'était pas assez fin. Que le Tengen (天眼) s'ouvre pour toi. Une révérence chamanique, constituée d'un geste de vague au-dessus de l'épaule puis d'un claquement de langue bruyant, fut lancé aux débris dans lesquels le marchand gisait.

Ses talons se tournèrent, ensuite, en direction de ses quartiers. Les fumées des ruelles de Safran s'évaporaient et Wu-tang éventrait leur évanescence, d'un calme céruléen, comme possédé par une volonté qui le dépassait. Qu'allait-il trouver sur sa voie ?

Il y avait bien deux ou trois lieues entre le Quartier des Arts et le Quartier des Épices, et en longeant un chemin qui n’était pas pavé, en suivant sa propre logique de déplacement, escaladant murs et toits, sautant avec folie de bâtiment en bâtiment, Wu-tang les traversa en quelques minutes seulement. Finalement, Asatsuyu était un bien petit endroit comparé à l’immensité des territoires qu’il avait foulé jusqu’à présent. Il s’y sentait à l’étroit, quelque part. Quelques passants purent le constater, étonnés, en le voyant passer au-dessus d'eux comme une balle : cet homme avait toujours été une bête à la fourrure hirsute, un animal sauvage.

Son départ en fanfare dans les ruelles de Safran avait laissé un marché aux abois, sens dessus dessous, où les sacs d’épices tombés au sol se mélangeaient dans un éclat de poussière coloré, où les poules voltigeaient dans les airs, où les marchands se disputaient en hurlant et les bandits dansaient en riant. En s’enfonçant dans son magasin, déchirant la toile murale par la même occasion, la chute du vieux marchand, que Wu-tang avait occasionnée d’un lourd uppercut plein plexus, avait entraîné tout un enchaînement de conséquences assez burlesques, et ainsi déstabilisé plusieurs autres galeries du souk.

Cependant, l’excitation des lieux dépassait de loin celle qu’un simple incident comme celui-ci pouvait normalement faire émerger. Il y avait quelque chose d’autre à prendre en compte… mais quoi ? Le barbare n’avait pas tenu rigueur de cette interrogation et avait préféré avancer, porté par son instinct, guidé par son intuition.


Arrivé à destination, d’un atterrissage souple, les deux genoux pliés avec douceur pour accuser la réception au sol, les pieds arqués sur leur pointe et le dos recourbé, tel un félin, il se releva et regarda autour de lui, le museau en l’air… Ça puait… Une odeur immonde, d’incendie, de pierre brûlée, de salpêtre, étouffa ses sinus. Aussitôt, une grimace de dégoût fit vriller ses zygomatiques et ses paupières ; une main alla vite pincer son nez. C’était bien trop pour lui. Parfois, la finesse de son odorat était un don bien pénible, qui l’handicapait plus qu’il ne l’aidait.

Ses pas perturbés zigzaguèrent, une démarche soûle le faisait tanguer étrangement. Il avançait à droite, puis à gauche, en se balançant, le regard perçant, cherchant à contre-coeur d’où venait cette horreur absolue qui l’empêchait de réfléchir et de continuer sereinement. Il n’avait jamais fleuré une telle pestilence. Ce parfum était tellement âcre qu’en le reniflant, il paraissait laisser des granules amers et acides sur l’arrière de sa langue. Wu-tang détesta la sensation qu’il ressentit à ce moment-là… mais continua de plus belle, déterminé comme à son habitude.

Après quelques trots, il aperçut enfin ce, ou plutôt celui, qui émettait ce fameux fumet. Adossé contre un pilier, ombragé sous un préau, devançant une petite place où se réunissaient, derrière lui, des Tsukuri en train de boire et de manger allègrement, se tenait un homme qui leur était pourtant étranger. En s’approchant de lui, il constata, à son accoutrement, à son attitude désinvolte, qu’il n’était pas un noble, et qu’il n’était pas non plus un gladiateur. S’il n’était aucun des deux, alors il y avait peu de chance qu’il habite le quartier. C’était un comble, mais Wu-tang le remarqua assez rapidement au final : il y avait une raison bien particulière pour qu'il soit ici. Après, laquelle était-ce ? Vaste question.


Toutefois, le barbare ne se la posa pas très longtemps, elle fila plutôt dans son esprit comme une flèche tirée dans le vide. Dans tous les cas, c’était bien de lui que venait ce fil d’air nauséabond. Une encens bizarroïde pendait à la commissures de ses lèvres, et semblait être l'origine de ce qu’il poursuivait avec hargne depuis son arrivée au Quartier des Arts.

— Fumée de merde, fumier, se répéta durement le guerrier, pour ré-identifier sa douleur olfactive.

Son train accéléra et son poing se crispa. Il marchait toujours, mais avec beaucoup plus de vitesse, beaucoup plus de droiture et de férocité. En voyant la fin de son calvaire, il s’était complètement ressaisi et avait su puiser une stature intérieure assez stable pour foncer vers l’épicentre de l’odeur sans vomir. Une fois au niveau du personnage, sans le regarder en face, d’un geste éclair, il gifla la tige qu’il tenait dans la bouche, d’une gauche terrible, et l’envoya tournoyer dans le décor. Le mouvement de vent fit virevolter les cheveux du fumeur. Il avait entrepris cette action avant que son esprit ne le demande et avant que son corps ne le comprenne... c'était comme si une volonté naturelle l’y avait poussé.

Sa carcasse armée arriva dans l’espace du pouacre après sa main, il se tint alors en face de lui, complètement redressé, le torse bombé, et le fixa alors d’un œil éclatant, pénétrant, presque malicieux, avant d’ouvrir la bouche...

— Làààà… Tu empestes toujours, remarqua-t-il à voix haute, assez fier, mais moins.


Le visage de Wu-tang se grima d’un sourire narquois, à peine dessiné, en terminant la phrase. Le gros de l’infamie s’était miraculeusement envolé loin d’ici. Sa souffrance s’atténuait donc, il venait de retrouver la liberté de pouvoir sentir à nouveau. Il allait désormais pouvoir s’adonner pleinement à la recherche de l’archiviste ou tout du moins, de ses informations.

Reprenant sa chasse, il se déroba alors à la présence qu’il venait de déranger, d’un pas de côté bondissant, faisant bruire son armure, et se dirigea vers les odeurs de papier, les odeurs d’encre…

L’odeur horrible réapparut dans son dos. Wu-tang se retourna instinctivement, comme hélé, et il aperçut cet homme à quelques centimètres de lui, une main sur son épaule. Son regard se posa sur sa main, un sourire aux lèvres, et traça jusqu’à sa tête, lentement. Sa chevelure noire, raide et tombante, cachait un visage bien tracé, auquel pendait encore et toujours cet encens de mort. Cette chose sordide était donc là pour rester, malgré son injonction à déguerpir.

Il avait de l’audace, à n’en pas douter. Seulement, dans les montagnes, tous les hommes et toutes les femmes avaient de l’audace, et au-delà de ça, il était surtout question de comprendre le monde environnant. Et est-ce que cet homme le comprenait, vraiment ? Que pensait-il faire à cet instant-là, précis ? Quel était son but, en réalité ? Souhaitait-il le provoquer ? Alors, à quelles fins ? Au combat, peut-être ? Voulait-il danser, là, maintenant ? Ou peut-être même, avait-il quelque chose de plus intéressant à lui proposer, encore ? Une guerre? La guerre ?

Le shinnin fit face à un faciès étrangement tordu entre sourire amusé et crispation de dégoût total. Il n’y avait bien que les Katōjin, et à fortiori Wu-tang, pour présenter des faces aussi déjantées ; l’expression de ses émotions était elle-aussi codée de manière duelle.

Le poil hérissé, il s’apprêta à agir quand il l’entendit soudainement s’adresser à lui.


— Wu Tang, c’est ça ? Je suis Seijaku de la ceinture noire… Je penses que tu me dois quelques excuses, n’est-ce pas ? Le guerrier arqua un sourcil. Pourquoi donc cela ?  Je t’ai vu remonter de la rue principale, puis-je me permettre de demander ce que quelqu’un comme toi faisait dans le quartier des épices ? N’est-il pas qu’un dépotoir à vos bons yeux ? M’est avis que toi aussi tu as entendu parler de ce petit trafic de fer… Cette information fit changer l’expression de Wu-tang : d’enjoué troublé, il devint tout-à-coup neutre et concentré. L’odeur étrange faisait palpiter ses papilles, mais… Tiens, regarde par là-bas. Il pouvait au moins se contenter de l’avoir toléré jusqu’au moment d’apprendre qu’il s’intéressait à la même chose que lui. Je me demande bien ce qu’il se passe… qui sait, peut être que c’est l’annonce d’un énorme profit… Ou peut être, une grande guerre… entre les bonnes mains nul doute que l’on pourrait tirer son épingle du jeu. 


Ainsi, Seijaku le connaissait, il savait ce qui touchait son cœur. Wu-tang ne saisissait parfois pas très bien qu’en tant que combattant du Stade, son identité, et accessoirement, sa soif de guerre, étaient exposés au grand public et qu’il n’était pas très difficile de détenir des informations sur lui. Toutes ces interrogations figèrent le sauvage, et en observant le ris de son interlocuteur, il fut bien évidemment intrigué au point de lui répondre :

— Seijaku, heeeeiiiin ? Pourquoi me parles-tu de cette histoire ? Et en quoi t’intéresse-t-elle toi, d’abord ?! En laissant la main de cet opportuniste sur son épaule, il saisit son poignet d’un geste tranquille, presque en réponse amicale au geste qui lui avait courageusement été fait quelques secondes auparavant. Écoute, tu m’as l’air bien informé, seulement… D’une friction nette, vive, il le serra alors, et avec son autre main, alla pincer le bout de la cigarette pour l’éteindre. Cette chose dégage une odeur qui m’empêche de réfléchir. Plus jeune, j'aurais pu considérer ça comme une attaque, mais je ne te tuerai pas, car j’ai comme l’impression que ta culture est différente de la mienne et que tu ne m’as pas l’air de vouloir chercher le combat. Tu es là pour une chose bien particulière : le fer, n’est-ce pas ? Il tira la tige avec simplicité et l’écrabouilla dans sa main pour la jeter. Alors, faisons un marché : si tu m’expliques ce que tu sais à propos de ce commerce sans allumer ton calumet mortifère, je te partagerai ce que je sais également.

Était-ce un ennemi ou un allié ? Impossible de le savoir pour l’instant, mais Wu-tang s’en fichait complètement. Il était focalisé sur la réalité de l’instant, sur le moment présent, prêt à réagir, physiquement et psychiquement à ce qui allait lui être lancé. Il lâcha la main et attendit sa réponse.

De toute façon, il avait bien finir par parvenir jusqu’au bout de cette piste. Il était un traqueur tout de même.

Le faciès jusqu’alors béat de Seijaku se contracta, son front se crispa, légèrement nervuré, et son poignet, agrippé, s’extirpa énergiquement de son emprise. Venait-il de se vexer de l’attitude incivile de Wu-tang ? Ses miasmes s’étaient estompés, très largement, et étaient, au contraire, en train de se faire absorber par une toute nouvelle exhalaison, bien plus agréable, tellement plus enivrante. Une odeur de lilas en éclosion, à peine mouillé par la rosée du matin, pétillait à présent, comme un feu d’artifice, autour de l’aura olfactive du Shinnin. Il connaissait cette senteur par cœur. Le sauvage, habitué à provoquer cet état de contrariété caractéristique, paradigmatique,  chez les autres kusajins, savait très bien ce qu’elle signifiait. Le doux parfum de la colère s’égrenait actuellement dans l’air.


Une naïveté sauvage, un comportement rustre, rustique, des manières totalement déconnectées du réel citadin, de la doxa clanique… Il n’y avait pas à dire : il savait s’y prendre pour gêner le commun des mortels. Ceux qui n’étaient pas capables de s’affranchir de leurs conditionnements pour voir au-delà des provocations que ses maladresses culturelles paraissaient occasionner, ne le percevaient pas, mais son adaptation aux rites de la ville, aux codes moraux qu’elle édifiait entre ses murs, se faisait à chaque jour, dès le moindre contact avec les autres.

Wu-tang ne jouait aucun rôle, il ne faisait que diffuser sa personnalité à profusion, par dose brute, comme il l’avait toujours fait, sans se soucier des conséquences de ses actes. Et s’il était, de toute façon, prêt à en répondre, à tout moment, il était pourtant saisi par l’incompréhension en constatant la saute d’humeur, délicieuse certes, mais étonnante, de cet homme à la chevelure laquée. C’était comme si la cigarette qui pendait à ses  lèvres, telle une immonde excroissance, cette chose qu’il s’évertuait à lui retirer de la bouche, était connectée à une zone sensible et organique, qui pulsait douloureusement à chaque contact. L’égo était un mécanisme nerveux que ce barbare farouche ne connaissait pas. Pas encore, tout du moins.

Les dires du fumeur rebondirent contre un tissu d'ignorance, leste et flexible, qui laissait tout passer. Malgré son débit soutenu d’invectives et de menaces, ce monsieur n’avait aucunement répondu à ses questions, et avait plutôt préféré se concentrer sur la satisfaction de son image. C'était bel et bien ça le plus embêtant dans l'histoire.

Décidément, il n’était vraiment pas comme les autres marchands. Eux qui ne juraient que par la sacro-sainte piécette, et aujourd’hui, par le fer, n’affichaient pas le même attachement au valeurs bien particulières du « respect » — quelle était donc cette chose difforme ? — et de la fierté de clans que ce ressortissant de la caste Shinnin. Il commençait à le comprendre, avec sa conception bien à lui des interactions : ce Seijaku avait besoin d’être brossé dans le sens du poil, d’être caressé, choyé, pour se dévoiler. C’était sans doute logique... La politesse, la diplomatie, la courtoisie, cet amas d’usages informes et fastidieux était apparemment un principe unitaire à Asatsuyu. Soit. Par des révélations comme celles-ci, il continuait à découvrir le monde des sédentaires, civil et citoyen, cet univers de non-sens.

Alors que le sauvage appréciait, d’un œil vidé d’intentionnalité, les caprices de son homologue détective, en se délectant du nouveau fumet floral qu’il éjectait par les pores de sa peau, il sentit un projectile cogner sa poitrine et dans un réflexe d’opportuniste, l’attrapa au rebond, avant qu’il ne touche le sol. Une petite boîte de métal doré, gravée, trônait fièrement au milieu de sa paume. Qu’est-ce que…

Était-ce une pratique rituelle ? Ce geste signifiait-il une passation de pouvoir ? Une transmission de volonté ? Un vulgaire test ? Pourquoi devait-il lui rendre, au juste ? Qu’est-ce que cela signifiait ?

Un tas de question qui, même si fortement suggéré, presque demandé ouvertement, ne tonna pas longtemps dans les réseaux neuronaux du chercheur de guerre. Une solution s’offrait déjà à lui et il n’était pas du genre à hésiter trop longtemps. Ce curieux Seijaku avait fait demi-tour et s’éloignait, en attendant visiblement d’être rejoint… Seulement, montrer son dos à un félin était synonyme d’attaque, ou moins de traque. Les poils de Wu-tang se hérissonnèrent, dressés comme des picots sur une chaire de poule, l’éclat de son regard se matit, plus rien ne s’y refléta l’espace d’une fraction de secondes.


— Écoute, souffla le guerrier dans l’oreille du Shinnin, en l’ayant rattrapé d’un geste furtif et discret, comme un guépard, ton odeur s’est nettement améliorée depuis ta petite crise. Alors, prend donc cela. Son bras gauche alla s’enrouler amicalement autour de son cou, en prenant soin de déposer le cadeau dans la poche avant de son veston. Considère ceci comme mon gage de bonne volonté. Je n’ai pas besoin d’attendre plus que ça, et je suppose que toi non plus… La tête de Wu-tang était tournée droit devant elle, le regard à nouveau explosif, fanfaronnant dans la perspective, et les traits rassérénés. Le marché que je t’ai proposé tient toujours... Il n’avait pas besoin de lire dans le regard de ce travailliste de la Ceinture Noire pour savoir quoi dire, il était inspiré par quelque chose de plus grand encore…


— Alors, dis moi... De quel monde rêves-tu, Seijaku ? Sa main droite s’ouvrit sur l’horizon, avec détermination. Un sourire narquois faisait rire le bas de son menton.

Ce chantre du clan Shinnin avait donc pour « noble » projet de résorber tous les conflits d’intérêts entre les êtres humains civilisés ; celui de ramener tout le monde au même niveau, à la même échelle. Et ce, par tous les moyens possibles et inimaginables… Tirer les autres vers le bas pour emmener les siens tout en haut. Soit !

Ces hommes osaient parler de société, de bien commun, d’unité, d’unicité, en s’enorgueillissant d’être sortis de la sauvagerie. Pourtant, tout ce que Wu-tang voyait d’eux, pour l’instant, n’était rien autre que de l’égoïsme, de la lâcheté, de l’individualisme, de l’utilitarisme abusé. Ils étaient tous prêts à s’entre-tuer pour se protéger, pour améliorer leurs conditions de vie, pour posséder une parcelle de plus que leurs voisins... Pourquoi n’essayaient-ils pas, au moins une fois dans leur vie, d’arrêter de se mentir à eux-mêmes et d’écouter leurs instincts primaires, une bonne fois pour toute ? Les hommes, les femmes, les enfants, les vieux, mais également la faune et la flore, tout n’était que conflit permanent, infini. Tous les faux-semblants qui consistaient à se le cacher, Wu-tang les considérait comme pitoyables.

Quand il entendit ses mots, il ne sourcilla pas, ne moufta pas d’un cil. Il écouta son interlocuteur sans vraiment comprendre ce que ses paroles signifiaient au fond, mais il savait une chose cependant : c’est que, contrairement à lui, il ne souhaitait pas vivre dans ce monde. À partir du moment où, dans une phrase, un terme du champ lexical de la guerre était employé avec l’usage de la négation, Wu-tang commençait à décrocher.

Ils étaient bien différents, finalement, mais leur détermination, leur persévérance, semblait toutefois se ressembler. Ce bonhomme avait l’air d’être un ambitieux personnage, machiavélique et dévoué, et le barbare à qui il avait affaire, avait voué sa vie à sa passion : la guerre. Il était littéralement devenu l’incarnation de ce concept et avait fini par inscrire, lui-même, sa tribu dans le registre des peuples sanguinaires. Il portait, en lui, l'empreinte du Dieu de la Guerre ; il suffisait de s'approcher de lui pour sentir à quel point quelque chose de plus important qu'une simple ambition, le transcendait.


— Moi ? S’interrogea-t-il, en se retournant vers Seijaku, petit sourire jeté en coin. Il patienta un court instant, pensif, évadé. J’attends ma guerre. Sa pupille se dilata à la prononciation de ces précieux mots. Son œil précis s’était fait transpercer par la saisissante évocation de la « TAISEN » (大戦 — la plus belle guerre). Et sinon… hésita-t-il de plus belle. Je tue le temps. Comme maintenant.

Wu-tang fixa alors son vis-à-vis, et de ses yeux démoniaques, lui fit insinuer qu’il attendait donc ses informations au sujet du trafic. Il n’avait donné aucune réponse claire à la question qui lui avait été posée, et de toute façon, il était strictement incapable d'en fournir une vraie. Comment faire, en lui, le tour du propriétaire, se lancer dans une introspection, raconter une quelconque histoire à son sujet, quand chaque journée de sa vie était aux antipodes de la précédente ? Il n’y avait absolument aucune constance narrative de ce que ce chasseur primitif représentait, aucun fil rouge… à part celui du sang de ses ennemis, qui, au cours d’un combat fou, s’étaient inclinés sous le poids de ses assauts. Il n’y avait absolument rien à dire de plus que ce pourquoi il avait été mené ici-bas, dans cette dimension. Tout orbitait autour de cela, indéniablement.

C’était sa manière à lui, de lui exprimer son objectif, son implication dans l’affaire qui les reliait. Wu-tang n’était pas du genre à jouer sur l’implicite, non, au contraire, il était en train de se livrer. Avec l’innocence satanique, luciférienne, de l’homme qui promettait l’enfer en souriant.

« Portée par une foule grouillante, chérie par ses administrés, une ville paraît devenir quelqu’un. Comme un enfant, on la voit grandir, s’éduquer, côtoyer ses gens, développer ses habitudes, alimenter tout un système de valeur qu’elle finira par adopter… Mais tout cela n’est qu’une fade illusion, une vaste fumisterie.

Qu'on se le dise : les villes ne sont seulement que des vergers de pierre, et rien d'autre en définitive. Penser qu’elles ont une âme a, sans doute, été le premier fourvoiement de l'espèce humaine. En basant leurs existences entières sur ce que la cité avait à leur offrir, ils ont finalement oublié de s’ouvrir à ce que la nature pouvait leur donner... Ils l'ont éclipsée, occultée. Pire encore, ils l'ont considéré comme un ennemi cruel qu'il fallait fuir et maudire, protégé derrière des murs. »

C'est ce que Wu-tang pensa en observant, d'un œil maussade, presque fâché, les Portes d'Or, érigées comme murailles du village d'Asatsuyu. Elles inspiraient, aux hommes et aux femmes de ce pays, un sentiment de sécurité édulcoré, factice, mièvre, qui lui donnait envie de vomir. Les manœuvres politiciennes des Tsukuri, les rêves scientistes de Kodama et l'utilitarisme économique de Shinnin n'étaient rien d'autre que des immondices, putrides et vaniteuses, dont se gargarisaient les Kusajin. Transformer cette terre bénie en un terrain de production, en faire un endroit « sain », penser que la civilisation était ce qu'il y avait de mieux... Tout cela était d'un anthropocentrisme ridicule.



Alors que le quartier s’échauffait, Wu-tang était assis dans un recoin, à l’ombre, assez discrètement, et patientait, les yeux fermés.  Les pieds enfoncés dans le sol, les genoux pliés, le dos appuyé contre un mur de terre, il tenait une pierre à aiguiser et s’évertuait à la faire glisser, lentement, sensuellement, sur la lame de son katana qui était posée contre son épaule à la manière d’une harpe. Le rythme de ses va-et-vient suivait une cadence régulière, presque chronométrique. Il le faisait sans y porter d’attention, pour se reposer, faire passer le temps avant le moment où il allait être obligé d’interagir avec le commun des mortels.

Sentant une présence passer devant lui, brouiller la faible lumière que ses paupières laissaient passer, il ouvrit alors les yeux et commença à lorgner à droite, à gauche, devant. Tout autour de lui, les autres Tsukurijin s’attroupaient et commençaient à lancer leur opération de propagande, en espérant convaincre la population de la vieille ville de se soumettre au clan, en souhaitant s’approprier leur soutien et leur sympathie. Wu-tang ne comprenait pas tous les tenants et aboutissants de la situation, mais à vrai dire, il n’en avait que faire. La seule raison qui l’avait poussé à venir en ces lieux, n’était autre que la protection des membres de la noblesse d’Asatsuyu. Ses supérieurs avaient sans doute compris qu'il était plus utile lorsqu'il ne parlait pas, et que son aura menaçante allait sans doute servir à dissuader les frondeurs.

Après quelques vifs coups d’œils, il reconnut plusieurs visages familiers, qu’il avait l’habitude de croiser dans le Stade des Épreuves ou dans le Quartier des Arts, d’une manière générale. Les voyant s’affairer à la diffusion de la parole qu'ils étaient tenus de proférer, il les dédaigna et se referma de nouveau, préférant, ainsi, s'atteler à une tâche plus intéressante : le polissage de son arme. Il n'y avait rien de mieux à faire dans l'immédiat de toute façon.

Cette journée allait être longue. Indubitablement.

Wu-tang était assis au beau milieu du stade, en tailleur, les doigts joints et les paumes éloignés, ses mains posées dans le creux de ses jambes, les yeux complètement éteints, à fixer l’horizon. Son sabre était encore dans son fourreau, étalé à son côté droit comme d’habitude. Il ne l’avait pas encore dégainé… À vrai dire, il attendait le bon moment, la bonne sensation pour le faire.

Aujourd’hui, son daisho n’était pas au complet, il lui manquait son wakizashi, qu’il avait volontairement laissé dans ses quartiers, pour se focaliser sur son katana : sa maîtrise, sa compréhension, son maniement, son affection, son respect. Depuis plus d’une semaine, chacune de ses journées était dédiée à une pratique bien particulière, qu’il s’évertuait à différencier, à isoler volontairement, pour la parfaire en se focalisant dessus. Hier, par exemple, il s’était entraîné, dans la forêt, à tirer à l’arc sur des cibles mouvantes ou cachées par des obstacles. Avant-hier, il avait même sollicité un gladiateur pour s’entraîner à la lutte, aux préhensions et aux soumissions. Pour autant, il lui manquait toujours quelque chose dans ses entraînements et il ne parvenait à déterminer quoi exactement. C’était comme si un plafond de verre invisible, imperceptible et infrangible, l’empêchait de progresser…

Cette matinée était calme, il n’y avait absolument personne dans les parages, et son souffle cristallin faisait vrombir l’enceinte toute entière, dans une vibration rythmée, semblable à celle d'un animal se secouant à la sortie de l'eau. Ses pulsations allaient se faufiler à travers les gradins, se réverbérer dans leur sinuosités secrètes et exploser dans la brise brumeuse qui envahissait chaque aube hivernale à Asatsuyu.

Il était, comme à son habitude, le premier sur les lieux… mais après trois longues heures de méditation intensive, de recherche mentale du mouvement parfait, des bruits de pas vinrent troubler sa tranquillité. Il leva aussitôt les yeux en direction de l’entrée, la nuque tendue, et l’esprit un peu vaseux, à peine tiré de sa léthargie contemplative. Une ombre se distinguait au loin, et venait de plus en plus près. Le regard félin de Wu-tang se posa fixement sur la silhouette, et y constata une vie fraîche, libre, qui en émanait. Il n'avait pas l'air d'être un guerrier. Même de loin, son attitude trahissait les doutes, les appréhensions et les questions en trombe qui déferlaient sur ses épaules.

D’un vif geste de narine, comme par instinct, d’une levée de nez subreptice, il renifla le vent qui portait son odeur, et abaissa ensuite son visage. Il sentait les champignons frais, l’herbe après la pluie, la terre battue. Il n’était définitivement pas un guerrier, il en était maintenant persuadé.


— Que fais-tu ici, petite brindille ? lâcha-t-il, sourire narquois ourlant le bord des lèvres, en se concentrant de nouveau, sans crainte, sur sa prévisualisation martiale, refermant les yeux et replaçant sa tête droite, comme tirée par un fil vertical.

En une année seulement, il avait vu de nombreux hommes et de nombreuses femmes arpenter ce sentier trempé de sang pour y trouver un sens à leur vie, il les avait vu trébucher, se relever, combattre et mourir, pleurer, se persuader de faire les bons choix, d’agir pour une noble cause, se torturer l'esprit, se chercher… sans jamais comprendre qu’ils et elles n’avaient de contrôle sur rien, strictement rien.

Pendant un millième de seconde, le temps d’un éclair, d’un claquement, les dimensions parurent se doubler. Tous ses sens s’évadèrent, la lumière s’étala sur un écran de fumée opaque et les paroles du garçon balafré s’estompèrent dans une trouée sonore.

Trancher. D’un coup, d’un seul. Augmenter sa rapidité, tout en conservant sa puissance. Il se vit bondir d’un seul mouvement prompt, d’une impulsion des deux paumes, donnés à même le sol d’une main et  en prenant son katana d’une autre, puis déplier ses jambes, tout en envoyant un coup dans la ligne de son corps, vertical, ascendant, entraîné par la force de la poussée. Toutefois, il n’était pas encore assez préparé pour le faire, il manquait peut-être de souplesse… ou de maîtrise, tout simplement.

Reprenant ses esprit et rattrapant la conversation, d’un rembobinage hâtif, il répondit au garçon.

— Oh que non, je ne vais pas vous aider. Tout simplement, parce que je ne suis pas un héros. Sache que ce n’est pas mon rôle.

À en juger par son attitude, son arme dégainée et son regard en détermination, il était venu ici pour s’entraîner et il désirait, visiblement, jouer avec Wu-tang. Comme avant chaque affrontement, le même rictus habituel, préliminaire, crocheta l’angle de sa lippe.

En soupirant tout l’air de ses poumons, dans une très large, très ample expiration, il se releva. Un petite redressement en souplesse, bien différent du surgissement qu’il prévisionnait, désengorgea tous ses nerfs, fit craquer ses articulations et étira ses muscles. D’un bref tour de nuque, il expulsa tout l’air qui stagnait entre ses os, et en fit de même avec ses omoplates, ses poignets et ses phalanges.

— Il n’existe pas de mauvaises herbes en ce monde. Chaque chose, ici, là-bas, pierre, moustique ou lierre, a une place qui lui est due. Vous autres, humains civilisés, ne comprenez pas l’importance que la mort, que la nuisibilité, que le conflit a sur la vie, sur l’amour. Ce besoin de vous protéger est ce qui vous pousse à faire des horreurs encore plus folles que celles que vous redoutez.

Son katana, encore enfouraillé, patientait à sa droite. Sans y porter d’attention, il colla la tranche de son pied à la garde, la passant légèrement en-dessous, et d’une montée de genou, jambe pliée sur le côté, fit voltiger l’arme à hauteur de son bras. D’un geste net, il la rattrapa et en la dégainant, devant son faciès, avec un calme solennel, ajouta alors :

— Ceci dit… Sans finir sa phrase, il commença à enchaîner des moulinets, à faire tournoyer sa lame de droite à gauche, avec fluidité. Si ça peut t’aider à vous aider, je peux toujours t’apprendre à manier la lame comme un guerrier Katōjin.


Il avança d’un pas vers son potentiel élève en continuant à jouer avec son arme, innocemment.

— Commençons par voir ce que tu es capable de faire.


Wu-tang, qui se traînait impassiblement vers l’apprenti sabreur, pied par pied, avec une lenteur considérable, faisait tout de même bouger sa lame à une vitesse étonnante. Avec les ronds en forme de huit qu’elle traçait dans l’air, à chaque geste, elle paraissait se décupler, s’étirer avec la persistance rétinienne.


À quelques mètres, il s’arrêta et positionna sa hanche gauche en avant. Son buste droit se tournait dans le même sens, et ses épaules s’effaçaient, en suivant le décalage. Il était désormais presque de profil, les jambes légèrement écartées, fléchies, prêt à agir.

— Essaye de percer cette garde. Je ne ferais seulement que me défendre, sans contre-attaquer.

Ses moulinets décélérèrent doucement. D’une dernière vrille fantasque, il abaissa son bras droit armé et le colla contre son tronc, en tendant le poignet pour faire pivoter la lame de sorte à ce que sa ligne soit parallèle au sol. La pointe de son sabre se dirigeait vers les épaules de l’adversaire. Sa paume non-armée alla se poser sur le plat de l'épée, à mi-hauteur de la lame, pour stabiliser la garde et apporter un appui manipulatoire supplémentaire.

— Je t’attends.

Il était prêt à le recevoir et à analyser ses capacités martiales. Il n’allait, de toute façon, pas suffire de beaucoup d’échanges pour comprendre à quel genre d’animal il avait affaire.

L’invitation avait été chaleureusement acceptée. Dès lors, une grâce divine embauma le terrain.


Les flux ne s’étaient pas encore entrechoqués, aucun échange ne s’était effectué pour l’instant… Toutefois, des petits mouvements, doux et intuitifs, faisaient déjà rebondir la carcasse armée du sauvage, sans que cela ne soit clairement perceptif. L’axe de son corps était droit, parfois piqué dans le sol, parfois tiré vers le ciel, et sans sautiller, sans pourtant bouger, il se mouvait déjà. Lentement, délicatement, avec une souplesse arrachée à la puissance brute de son galbe, il s’asseyait sur ses positions, descendant sur le pli de ses genoux, courbant ses hanches et arquant sa colonne vertébrale. Les mécaniques grinçaient, criardes. Comme avant chaque combat, même minime, même didactique... le Dieu de la Guerre prenait possession de lui.


Les pieds du garçon foulèrent le sol avec une détermination de va-t-en-guerre, une solide ferveur qui ne laissa pas le Katōjin indifférent. Son avancée se voulut vive, vivace, vivante, elle dévora la distance en un rien de temps et traça directement vers la droite de Wu-tang, sans détours. Continuant à le fixer, à analyser chacun de ses gestes avec une précision d’orfèvre, tout en pivotant légèrement pour le garder en joue, il vit son sabre dessiner un arc de cercle dans le sable de l’Arène et remonter vers sa garde. Il n’avait pas hésité plus que de raison, il ne s’était pas non plus mis à bégayer en plein milieu de son geste. C’était un très bon début.

Le coup remontant se heurta, comme prévu, contre le plat de son katana qu’il aplatit sur le mouvement, à l’aide de sa poigne droite et de sa main gauche qui tenait directement la lame, tout en appuyant de tout son poids pour renvoyer l’inertie, mais soudain… une deuxième taillade fila vers l’ouverture qu’offrait Wu-tang.

En effet, d’un savant changement de rythme, après avoir tenté de frapper vers ses mains ou son flanc, l’attaquant fit basculer la pointe de son arme vers une zone qui, d’apparence, n’était pas encore couverte par sa garde, la partie droite de sa tête, en se rapprochant davantage. Ses deux poignets s’étaient distendus pour atteindre une envergure supplémentaire, ses coudes protégeant son buste, son corps s’était légèrement tendu de profil et la coupe avait filé horizontalement.

Cependant, il venait justement de mordre à l’hameçon. En adoptant cette disposition particulière, d’apparence forte et solide, visant à défendre une position donnée et à repousser l’ennemi en se basant sur la robustesse, Wu-tang avait fait croire à ce garçon qu’il n’allait pas miser sur la mobilité. Grave erreur.


Lâchant tout-à-coup son manche, qu’il tenait avec sa main droite, après avoir exercé une légère pression dessus pour créer une fine déformation élastique, il le fit remonter, à l’aide de sa main gauche qui tenait la lame en demi-épée, d’une torsion du poignet pour parer le coup en y renvoyant une force contraire, ascendante, et en reculant la tête pour éviter le retour.

Dans le même réflexe, en une petite fraction de secondes, il avança d’une fente du pied gauche pour prendre de court  l’ennemi qui grappillait l’espace à sa droite. Il était maintenant face à face, au corps-à-corps, avec son jeune adversaire, à une distance d’à peine quelques centimètres. Presque tous les mouvements possibles avec une arme avaient désormais perdus leur amplitude, et il bloquait ainsi la lame adverse entre la garde et le manche de son sabre, tenu de manière perpendiculaire, à peine de biais.

Néanmoins, il déverrouilla facilement la situation lorsqu’il croisa son bras droit, par-dessus le gauche, pour passer derrière la tête de son apprenti et aller chercher le manche, qu'il fit basculer très légèrement pour faciliter sa saisie, afin de le prendre en tenaille. Il montra distinctement qu'à ce moment très précis, il aurait pu tirer ses avant-bras vers lui, les ramener et faire en sorte que l’épée qui avait tenté de le pourfendre, désormais prise dans le tsuba de son katana, pèse contre la tête de celui qui la maniait, qu'elle l’écrase avec la force de la pression, le tranche, et à terme, le découpe…

Il se contenta de s’extraire de la proximité, en passant derrière sa proie d'un double pas chassé, en zigzag, et en ouvrant sa main gauche.

Tout au long de cette passe d’arme, il n’avait eu de cesse de jubiler, en regardant le petit protecteur de la Ceinture Noire, avec la satisfaction d’un homme qui pouvait le tuer, ici et maintenant, mais qui ne le faisait pas. Par pure pédagogie. Il s'était bien débrouillé, il était digne d'être son élève, bien plus que la plupart des gladiateurs de l'Arène finalement.

─ Pense le combat comme une mélopée dans laquelle chacun essaye d’imposer un rythme à l’autre, tout en évitant de tomber dans celui de l’adversaire. Tout est une question de percussion, de lignes de partitions qui s’étendent, doucement, qui content une berceuse, et qui se brisent, d’un coup, d’un seul, pour tromper et piquer. Je t’ai montré un endroit où taper, je te l’ai fortement suggéré, tu l’as visé et c’est comme cela que tu t’es fait avoir. Il faut que tu perces ma musique.

Continuant à s'éloigner encore, d’un petit bond en arrière, Wu-tang se positionna, cette fois-ci, avec sa jambe droite pliée, le poids du corps entièrement basé dessus, totalement accroupi, en gardant sa jambe gauche tendue devant lui et son sabre tenu, toujours dans la main droite, le bras levé au-dessus de la tête, la lame pointant à présent vers le bas... tel un scorpion. Sa main gauche, ouverte, s’élançait vers le garçon et lui demandait de venir à nouveau. Les paupières resserrées, concentré, il était prêt à l'accueillir, à le cueillir.


─ Allez. On recommence.

La matinée arrivait à maturité, tandis que le maître et l’élève continuaient de combattre, joyeusement, dans l’Arène. Les vents d’hiver, habituellement froids, étaient pourtant doux aujourd’hui ; leur souffle bénédictin venait donner corps à des esprits volatiles, faits de poussières et de grains de sable, qui, comme des enfants turbulents, se mettaient à courir, en criant, à travers les gradins. Des sifflements, quelques échos, vides, et des cliquetis bruissaient depuis les hauteurs. Il y avait, en fait, une foule, silencieuse et invisible, qui regardait attentivement, fièrement, ce qui se passait en bas.

Quelque chose était en train de s'écrire... sous leurs yeux ébahis.

Un temps de réflexion, de remise en question momentanée, apaisa le tempo de leurs affrontements, et sembla dilater les éléments pendant de longues, très longues secondes. Jusqu’à ce que le combat reprenne enfin, doucement...

Wu-tang, qui attendait impatiemment sa proie, fléchi sur ses positions, à l’affût, étira ses joues dans un sourire mesquin en constatant que son petit discours improvisé avait su faire mouche et qu’il avait su le motiver.  Après une déglutition bruyante, le jeune garçon s’avança ainsi, arme en mains, vers le guerrier, prêt à percer sa mélodie. Dans un déplacement ample, détendu, le sauvage alla chercher encore plus loin dans sa souplesse pour descendre en vue de la reprise. La tranche de son pied gauche faisait grossir une monticule du sable à mesure qu’il poussait dessus, en se détendant et en allongeant ses appuis. Resserrant la poigne de son épée pour feindre, encore une fois, un signe de force et de robustesse, il s’apprêtait à  lui montrer, à nouveau, toute la virtuosité  Katōjin.

Et quand, au moment du premier contact, le petit gardien tenta de percer sa garde en frappant dans le corps de sa lame, Wu-tang fit alors rouler le manche de son katana sur le dos de sa main, d’un geste éclair du poignet, dans le sens de la déviation, en se servant du mouvement amorcé, et le rattrapa aussitôt, du côté opposé, dans l’ouverture de la garde adverse. L’arme avait fait un tour sur elle-même, en vrillant autour de son axe horizontale, sans qu’il n’ait à bouger le bras de manière visible pour accompagner l’élan. Le changement de garde, de revers à coup droit, s’était amorcé à une vitesse folle, sans brouillon, sans déchet.


Au même instant, en simultanéité avec son petit tour de passe-passe, il avait transféré tout le poids de son corps sur sa jambe gauche, jusqu’à présent tendue, d’une impulsion du pied droit vers l’avant, et s’était ainsi permis de devancer l’inertie de son adversaire en faisant passer sa lame attaquante par dessus son épaule droite. Il s'était légèrement redressé, et avait inversé sa position de départ, pour le mettre en échec et mat avant qu'il ne finisse sa combinaison. Alors que ce dernier continuait sa ruée dangereuse, il se voyait à présent prisonnier dans le maai de Wu-tang, pris au piège entre les mailles du filet. La lame effilée du nomade se posa sur la glotte ennemie, tenue à la verticale depuis le bas de son corps pour lui maintenir la dragée haute, et le bras droit du jeune garçon, qui soutenait la prise de son arme, était à présent coincé entre le trapèze et le cou de Wu-tang, qui, se resserrant dessus avec force, le prenaient en étreinte.

Il était peut-être temps de lui prodiguer un conseil important.

— Croire que sur une épée bâtarde, la prise à deux mains te permet d’augmenter ta force est une erreur. Elle n’augmente seulement que ta rapidité, car…


Ses paroles furent subitement coupées par un éclat de fumée opaque, qui péta à sa droite, et se projeta sur lui, comme un hurlement compacte. Le faciès de l’Onimusha se transforma soudainement : émoustillé par la perspective du combat, il mua, et dans un pantomime horrifique, il lâcha sa prise. Qu'est-ce que c'était que cette chose horrible ? L'odeur qu'il venait d'humer, n'avait jamais été aussi immonde, apocalyptique, infernale. Sa tête tournait, et malgré son assurance habituelle, il était littéralement en train de devenir fou.


— TFOUAAAAH !!! cria-t-il, en enchaînant les sauts en arrière pour s’exfiltrer de la purée de pois. Qu’est-ce… Quelle magie satanique utilises-tu ? Pourquoi m'as-tu fait ça ?! QUI ES-TU ?! Son regard s’était totalement durci, alors que des veines venaient pulser le long de ses tempes. Il jeta son sabre par terre et balança son armure, en se débattant avec rage. Lorsque l'on s'attaquait à son odorat, Wu-tang sortait évidemment de ses gonds.

La nuée noire s’estompait légèrement, et il distinguait à nouveau la silhouette du sorcier qui venait de le maudire. Son poing se crispa jusqu'au sang en l’apercevant, tandis que dans sa tête, des milliers de scénarios se faisaient et se défaisaient, avec à chacun une issue tragique pour celui qui lui faisait face.

Il respira profondément pour se calmer, en ne parvenant pas à s’empêcher d’observer son adversaire avec hargne. Sa mâchoire se resserrait, dans un grincement osseux, et ses zygomatiques bougèrent dans tous les sens, comme possédés par un million de fourmis. Le combat venait de prendre une toute autre dimension désormais. Il s’agissait de magie noire, de pouvoirs obscurs, des pratiques que Wu-tang ne connaissait pas et qui, vraisemblablement, ne lui plaisait pas. Il avait toujours été le plus lointain étranger du village et chaque journée à Asatsuyu était le lieu d’un nouveau quiproquo.


— Explique-toi, vite, ou je t'étripe à main nue.

Le halo menaçant qui planait au-dessus du guerrier, comme un nuage noir annonçant la pluie, s’était propagé jusqu’au gamin. L’odeur de sa peur se diffusa par gerbes, tel une nappe d’égout ouverte qui, bouchée jusqu’au bout, débordait par remous. Un embrasement émanait de chaque geste du sauvage, la tourmente s’éveillait, et malheureusement pour l’alchimiste, il se trouvait tout près de l’œil du cyclone. Wu-tang, dont les pupilles commençaient à  frisonner, enfonçait, pas à pas, sa carcasse dans le sable de l’Arène et y marquait tout son poids. Une tempête avait bel et bien été déclenchée… en l’espace de quelques secondes seulement. Tout était allé si vite, bien trop vite.

Mais le garçon comprit rapidement à qui il avait affaire, et s’empressa alors de résoudre la situation, en s’assurant de se faire comprendre par son vis-à-vis dément. Livrant un tour d’adresse sous la  pression, présentant sa capacité avec le plus d’exhaustivité possible, il s’évertua à lui montrer son inoffensivité, tout en lui expliquant essayant de lui résumer un concept que lui-même ne semblait pas maîtriser sur le bout des doigts.

Ce gamin était donc béni. Sa démonstration avait été parlante, voire réussie... pas jusqu’au bout, mais le pire avait toutefois été évité. Wu-tang s’était même arrêté, en changeant d’expression, attentif aux paroles de son interlocuteur. Et c’était une bonne chose, tout compte fait.

Il avait déjà entendu parler du chakra, cette énergie spirituelle qui effrayait, fascinait, subjuguait, la plupart des citoyens d’Asatsuyu, à laquelle il avait déjà été confronté, ici-même, dans le Stade. Ces capacités surhumaines, dépassant les limites de l’imagination, lui avaient souvent été jetées au visage, et il n’avait jamais trop su quoi en penser, finalement... Il était partagé à ce sujet. D’un côté, elles étaient une dénaturation de ce que ce combattant appelait « l’essence du combat », autrement dit, la force stratégique et la dextérité martiale des opposants, mais d’un autre, indéniablement, elles apportaient tellement de caractéristiques fantastiques à la monotonie des batailles, elles étaient un véritable rehausseur de niveau. Il n’y était pas habitué, mais force fut de constater que cette situation le fit se questionner. De plus en plus profondément...

Un doute s'éveilla dans l’esprit du guerrier. Lui, qui n’avait encore jamais vraiment été mis face à cette chose informe, magique, dans un cadre comme celui-ci, devait à présent affronter une interrogation grossissante, tintinnabulante. À mesure qu'il se le ressassait intérieurement, il comprenait que c’était la première de sa vie qu’il lui arrivait quelque chose d’aussi bizarre. C'était comme si un mécanisme s'était déréglé en lui.

— Tssk, fît-il en s’abaissant pour récupérer son arme. Considère que nous en avons fini pour aujourd’hui. Ses talons se tournèrent, et faisant encore une pause en ramassant son plastron, se dirigea vers la sortie. Il avait relâché toute la férocité qui l’avait galvanisé. Sa voix était, étrangement diminuée. Nous nous reverrons très bientôt. Sois-en certain, petite brindille...

Wu-tang, posté en haut d’un toit, accroupi, à cloche pied sur sa cime, essayait de travailler son équilibre, les yeux fermés, calme et reposé, quand tout-à-coup, juste en face de lui, une explosion lumineuse, sourde, grisante, s’éleva dans le ciel pour y mourir, dans le même instant, en une nuée de milliers d’étincelles crépitants.


— Les hommes des villes sont fous...


L’antre était sombre, quoique sertie de quelques petites lumières tamisées, disposées de sorte à ce que les formes et les textures se confondent dans un mouvement lascif. Le guerrier se moquait de lui-même. Comme tout un chacun, il avait été attiré par ce feu alchimique qui avait retentit dans toute la cité, et s’était rendu là où on voulait qu’il soit.

— Hep hep hep ! lui lança un homme de sa carrure, visiblement assigné à la sentinelle, en l’arrêtant du dos de la main. Pour rentrer, il faut un masque.
— Tsssk… pesta Wu-tang. Au stade où il en était, après tout, autant se laisser avoir jusqu’au bout.

D’un battement d’avant-bras, il repoussa l’entrave et se pencha pour récupérer, à ses pieds, l’un des nombreux masques qui y étaient disposés.

— Oni (鬼), hein… soupira le gardien, en comprenant la logique de ce qui venait de se passer.