Archive - BnS, Wu-tang

Peu de temps après son arrivée sous les chapiteaux, Wu-tang s’était vite senti oppressé. Ne pas pouvoir sentir le ciel planer au-dessus de soi était une véritable privation de sens et de sensations.  Ce guerrier nomade avait vécu toute son existence à la belle étoile, et normalement, lorsqu’il regardait au-dessus de lui la nuit, il avait pour habitude de pouvoir contempler la beauté des astres. L’air que le vent guidait avec poésie, finissait étouffé contre les tristes barrières de tissu compact qui recouvraient le Kiosque.


Des gouttes de sueur, une montée de chaleur insoupçonnée et des troubles de l’équilibre éprirent bien vite ses humeurs. Un animal jeté en cage, était aussitôt diminué. Il se retourna de nombreuses fois vers la sortie, pensant à regagner l’extérieur d’une trouée forcenée, mais ses mouvements étaient bloqués par une intuition qui l’incitait toutefois à rester ici. Alors il fallait trouver une solution de chasse, un positionnement tactique efficace qui allait lui permettre de guetter les dangers, tout en évitant de s’exposer.

Dans la nature, les traques étaient souvent composées de parties mentales dans lesquelles la proie et le prédateur cherchaient à intervertir les rôles, respectivement, par des stratégies de placements particulières. Cependant, qui était l’ennemi ici ? À vrai dire… tout le monde. Sous ce plafond noir, que les lumières n’éclairaient presque plus, ils et elles représentaient des menaces potentielles qu’il allait forcément finir prendre pour cible, tôt ou tard, à mesure que son instinct de survie accédait à ses réflexes. Il détestait l’exiguïté de l’ambiance.

Encore et toujours, l’essence même de la ville se retranscrivait dans ces lieux de civilisation, de regroupement, d’interactions forcées, et Wu-tang, pauvre de lui, la subissait de plein fouet. Les parfums n’avaient même plus d’identité claire, les couleurs se fondaient dans une teinte grisâtre, les mouvements s’entremêlaient, comme dans une noyée de serpents… Tout se mélangeait inlassablement. Il devait, à tout prix, trouver un moyen de respirer avec plus d’amplitude. Sinon un drame allait se produire.

Il s’éloigna rapidement des attroupements, qui, comme des éclosions purullentes, apparaissaient à chaque coin d’avenue, et s’évertua à éviter tout contact avec le reste des gens masqués. Malgré sa forte odeur, ce musc puissant qu’il ne pouvait cacher, il se faufila, avec une discrétion féline, entre les badauds, les marchands et les miliciens, cherchant à ne pas être arrêté dans sa quête d’espace.  

Cette bête alla finalement se lover dans les plus grandes hauteurs de l’édifice, perchée, à l’abri des regards indiscrets. D’un bond, elle était parvenue à grimper au rebord d’une fenêtre, puis avait escaladé jusqu’à toit sur trois pieds-mains, et  avec la même dynamique, s’était ensuite suspendu aux poutres qui maintenaient la tente géante pour les gravir jusqu’au bout. Tel un chat, il avait franchi plus de trente mètres de haut en quelques instants, sur des prises improbables et dans une souplesse invraisemblable. Sa mobilité était folle et la plupart des passants qui l’avaient vu faire, s’étaient aussitôt frottés les paupières en se demandant combien de litres de liqueur de riz ils avaient bu.


Wu-tang était désormais à sa place, mais il ne fallut seulement que quelque minutes pour que la situation, en-bas, donne raison à sa prise de recul. Un cri aigu avait subitement grincé depuis l’autre côté de la foule, et petit à petit, d’autres, plus feutrés, plus sourds et surtout, plus nombreux. La foule se mit à gesticuler, en délire, et à se subdiviser en de larges colonnes qui venaient se heurter dans leurs rondes. Les gens, attachés à leur petite vie, se piétinaient pour essayer se sauver, vainement. Le sauvage esquissa un sourire mesquin en constatant les dégâts que l’agglutinement des individus dans un endroit aussi petit avait aisément causé, et s’avança, crocheté du bout d’une main à une poutre porteuse, comme un singe habile, en direction de l’épicentre des perturbations.

En jetant des brefs coups d’œil à ce qu’il se passait au sol, Wu-tang distingua quelques comportements de groupe intéressants, dont les mouvements de frénésie différaient du commun des mortels. Certains allaient se réunir pour se protéger, d’autres entamaient des préparatifs au combat, d’aucuns pensaient même à sécuriser les lieux. En outre, il y avait également ceux qui, comme Wu-tang, semblaient se diriger vers le feu d’où provenait la fumée. Cela pouvait peut-être signifier quelque chose. Toutefois, pris dans son élan, il ne tint compte de personne et continua à focaliser son attention sur les senteurs de fer, de sang, qui remontaient vers lui. S’il y avait de quoi faire beugler cette masse, cela ne laissait pas planer l’ombre d’un doute : il devait y avoir eu des morts, au moins des blessés. Même un animal comme ce gladiateur le savait et justement…

Compte tenu de sa perspective de rapace, il ne lui fallut pas beaucoup de gestes pour parvenir à trouver le cercle des confrontations.

— Intéressant… lâcha-t-il en repérant une poignée d’individus debout au milieu d’un regroupement de cadavres. Trèèèès intéressant… Quelques membres du groupe s’amusaient à tuer des passants. Trèèès très trèèèèèèèèèèèèèèès intéressant…


Une jubilation délicieuse fit frémir son épine dorsale. Il était à présent en transe. Tout au long de la soirée, il avait combattu contre lui-même pour ne pas sombrer dans la folie que la contiguïté, que la finitude de cet ensemble de draps qui couvrait les cieux, lui suggérait et à présent, il avait enfin la possibilité de se déverser, de se détendre. Le Dieu de la Guerre l'aimait éperdument, il l'ensevelissait de plaisirs dérobés, il le gâtait d'une chance incroyable. Wu-tang commençait à pétiller, à crépiter, intérieurement.

Avec une agilité de panthère, d’une jetée sans bruit, sans mimique ostensible, il descendit d’un niveau pour atteindre une distance convenable, atterrissant à nouveau sur les toits, et toujours en hauteur, commença à chercher, dans un étui qui ceinturait sa cuisse, un kunaï bien aiguisé. Une cheminée allait suffire pour lui permettre de se cacher le temps de sa petite préparation, il suivait son ombre en marchant sur la ligne de la toiture avec le bol de ses pieds. En s’accroupissant pour sécuriser son coup et en s’approchant doucement de ses proies, il analysa la trajectoire et la régla avec une précision d'orfèvre.

— Voyons voir si cette soirée est bénie… se susurra-t-il, à lui-même, en faisant crisser la lame du coutelet d’un pincement d’ongle pour en tester le couperet. Un regard en coin guettait toujours la scène en contrebas.


Dès la fin de sa phrase, il se décala légèrement pour projeter la mort, d’un revers vigoureux, convaincu, en visant la nuque, nue, de leur membre le plus excentré. Il avait fini par se jucher sur le bâtiment le plus près de l’action, mais il se concentra pour guider son lancé jusqu’à bon port, en prenant le soin d'insister sur la rapidité de sa trajectoire.

Cependant, incorrigible chercheur de guerre, Wu-tang décampa, sans chercher à maintenir sa position, sans même confirmer l'efficience de son attaque. D’un saut vertigineux, il alla écraser la terre, à quelques mètres de ses nouveaux camarades de jeu, dans un bruit tonitruant qui percuta toute la salle. Une véritable détonation de puissance. Son corps, pendant la chute, s’était totalement ouvert, pour épouser la puissance de la gravité et s'était, par la suite, replié afi de retomber tout en dégainant son katana, d’une vrille contrôlée. Sa réception s'était faite sur une flexion de genoux, le visage légèrement abaissé. Elle avait brassé une petite vague de vent. Lorsqu’il releva son faciès, une expression démoniaque semblait s’y être cicatrisée, un sourire plein, qui tirait sa gencive, et des yeux écarquillés, injectés de malices.


Sa bouche gloutonne s'ouvrit... dans un râle profond.

— COMBAAAAAAAAAAAAT !!! hurla-t-il, possédé. Sa voix fit grésiller les tympans alentours, tant elle avait pénétré sur le champ de bataille à la manière d'une onde de choc. Une aura bestiale, carnassière, s’échappait à profusion de son corps. Il fumait, il brûlait. C’était comme si les flammes avaient pris possession de lui.

Sous la noirceur d’un ciel absent, dans l’exiguïté de ces rues couvertes, au creux du confinement du Jizen’ichi, Wu-tang s’apprêtait à rendre honneur à ses morts dans une valse dantesque. Il allait, enfin, leur offrir l’ineffable goût d’éternel qu’il leur avait promis en les mangeant, en les pourfendant de ses crocs voraces. Cette soirée s’était sacralisée, d’un coup, d’un seul, et tous les combattants, ici, commençaient à le comprendre.


Les éléments frémissaient autour du guerrier, une houle brute battait contre ses tempes. Son entrée fracassante avait indéniablement fait son effet. Les passants avaient aperçus, apeurés, une bombe tomber du ciel et exploser au sol, d’un hurlement de rage tonitruant. Les contrevenants, quant à eux, avaient fait bouger leurs lignes, en créant un arbre de cristal massif, qui scinda la salle géante en plusieurs parties. Ils s’étaient ainsi séparés en petits groupes, pour mieux se disperser et accomplir leurs desseins respectifs. Dans une horde de cris, de fracas bruyants, les gens grouillèrent, en changeant leurs trajectoires aléatoirement, tout en continuant à courir sans but finalement, pour s’extirper du bourbier mortuaire duquel ils étaient prisonniers.

Des membres du quintet, il n’en restait à présent plus qu’un seul et Wu-tang, en bon chasseur, savait très bien ce que ça signifiait. On lui avait réservé le plus apte à l’arrêter… Toutefois, laisser quelqu’un seul face à ce sauvage, quand bien même était-il le plus fort, le plus imposant, le plus terrifiant, quand bien même lui ressemblait-il, s’avérait être un désavantage. Car, il n’en avait pas l’air, mais cet homme était rusé, sournois, pernicieux. Il jouait avec son environnement, s’y adaptait à la perfection, pour prendre sa proie à revers et se trouver là où on ne l’attendait pas.

Si sa précédente salve de kunaï avait été si aisément repoussée, elle qui avait pourtant été actionnée depuis un angle mort, c’était parce que l’émulation de groupe, la force sensitive de ce regroupement d’individus, avait pu la prévenir. Ils avaient plusieurs yeux, plusieurs oreilles, plusieurs cerveaux, mais désormais, l’ennemi était seul, sans soutien, sans allié. La ceinture de débris et l’ombre de la battisse en verre clair ne dévoilaient aucune autre présence menaçante que la sienne, tandis que Wu-tang, quant à lui, commençait à jubiler intérieurement en vue de l’affrontement auquel il allait avoir droit.


L’homme, portant le masque d’Inugami, qui se tenait face à lui, s’était métamorphosé. Par à-coups, brusques et explosifs, ses membres s’étaient noircis, écaillés, griffés, son corps avait triplé de volume et ses yeux, en dernier lieu, s’étaient révulsés pour ne plus jamais revenir à leur place et laisser le champ libre à des orbites noirs, pleins. Toutefois, ce ne fut pas la mutation physique de son adversaire qui intrigua Wu-tang, mais bel et bien le changement de son parfum. Il flairait, au départ, une vague odeur de sang, légèrement sucrée…. Désormais, un vent de caramel chocolaté, profus, enivrant, soufflait abondamment dans sa direction, celui-là même qui l’avait mené, depuis les bords de Kusa, jusqu’à Asatsuyu.

— C’était donc cela… se murmura-t-il, imperceptiblement… Avant que le noir le plus total ne l’envahisse. kijikikikijikijikikikijikijikikikijikijikikikijikijikikikijikijikikikiji...

Alors que les hostilités n’étaient pas encore totalement lancées, un son s'échappa de son palais. Et il se mit subitement à bondir, rebondir sur place, à se jeter par terre, sur le dos, à rouler et à se relever, en dansant, en bavant et en poussant des petits cris aigus. Il ricochait sur le sol d’un coup de nuque, pliait son tronc déjanté, déjetait d’une ligne de hanche tout son axe, se déboîtait puis remboîtait son genou, d’un geste possédé, en cadence. Un feu flou fluait maintenant en lui. Tout se décalait, tout pivotait et s’effaçait, à la volée. Il se libérait de son propre corps. C’était le SHISAIGI (死祭儀 — Rituel de mort), une pratique ancestrale que chaque Wu-tang, chef  Katōjin, entreprenait avant une guerre pour galvaniser les troupes, pour invoquer la transcendance ultime du BUSHIN (武神 — Dieu de la guerre).


La danse rituelle qu’il exécutait, les voltes subites, les dérobées tendues, les soubresauts gnaqués, traçaient dans l’air, une kyrielle de lignes hypnotiques, qui, en temps normal, obnubilait les animaux, à la manière d’une parade nuptiale, et les tenaient à distance. L’imprévisibilité de chaque mouvement brassait un air improbable. Sa tête se tassait, si basse, dans son cou, il se luxait les deux épaules d’un ample tour de bras pour esquiver les évocations invisibles qui semblaient l’assaillir.

— kijikikikijikijikikikijikijikikikijikijikikikijikijikikikijikijikikikiji... continuait-il, sans relâche.

Avec la fausse fragilité d’une marionnette, l’agilité distendue, lâche d’un pantin, entre une frasque démantibulée, une oscillation hasardeuse d’articulation, un cognement de thorax,  il alla tracer un cercle de poussière devant lui, de la plante de son pied. Une petite nuée éclaboussa innocemment sa présence, pourtant sensible, et d’une minuscule jetée, à la diable, en sous-main, il envoya un shuriken, dissimulé. La courbe ovoïde du lancé s’écarta alors du champ de vision de son ennemi, sans être perceptible, traçant sur le côté droit de Wu-tang pour contourner la cible. Manipulée, entre une levée de tibia, presque immobile, et d’autres gesticulations abracadabrantesques, incompréhensibles, l’étoile ninja fut guidée par un fil de fer presque invisible dans le mouvement, que le guerrier nomade s’évertuait à cacher dans une masse de levées de bras contre-intuitives. Les actions s’enchaînaient, sans but, sans ligne directrice, et ne paraissaient être seulement que de vagues et brusques élans de motivation.

Néanmoins, insidieusement, il venait de débuter les hostilités, d’un chancellement en apparence incertain, qui présageait tout, sauf une attaque. Avant le vrai combat, il fallait tester la puissance qu’il allait affronter, il fallait y goûter du bout du doigt. C'était la raison pour laquelle il avait feint une transe totale.

— Bon, aujourd’hui, le Maître des Jeux nous a dit qu’il allait avoir quelque chose de croustillant à te mettre sous la dent. Le sourcil de Wu-tang s’arqua, alors qu’il était assis sur un petit muret, dans un corridor menant à l’Arène. Ses mains jointes cachaient une partie de son visage, en couvraient presque la moitié, et l’ombre ne permettait pas de distinguer clairement ses expressions. L’homme qui lui parlait, semblait être l’un des intermédiaires avec lesquels il interagissait habituellement. Il s'agit d'un sauvage, un étranger, comme toi. La petite saillie touffue qui trônait fièrement au-dessus de son œil gauche, se leva encore plus. Elle avait avancé jusqu’au milieu de son front.

— Aaaaah… inspira-t-il, en fermant les yeux pour apaiser son excitation. Espérons que tu n’aies pas parlé dans le vent. Ses mirettes se rouvrirent et en se redressant d’une impulsion franche, propulsé vers l’avant comme au sortir d’un trampoline, il passa derrière son interlocuteur, sans qu’il ne le remarque. Cette fois-ci.


En se retournant brusquement, après avoir senti un air chaud humidifier sa nuque nue et entendu ses dernière paroles, le gestionnaire le vit déjà, au loin, s’engouffrer, d’un pas lent, dans la fente de lumière qui menait jusqu'au Stade. Une goutte de sueur dévala le long de son cou et alla glisser jusque dans le bas de son dos. L’aura de ce guerrier nomade était toujours aussi dérangeante, toujours aussi menaçante, glaciale et terriblement brûlante.

À chaque fois qu’il l’accueillait dans l’Arène pour un combat officiel, à guichet ouvert, ce dernier lui faisait toujours ressentir le même sentiment d’effroi. En se secouant la tête, d’un spasme instinctif, il alla le suivre, déterminé, à le garder à l’œil. Il fallait veiller à ce que sa folie ne se déverse pas sur les mauvaises personnes, il fallait garder le contrôle sur ses frasques guerrières, sur ses déviances sanguinaires. Son rôle était de divertir le public et de terrasser l’ennemi, mais il ne fallait pas que l’inverse arrive. Et ceux qui avaient l’habitude de le voir à l’œuvre, le savaient pertinemment : cette machine, une fois lancée, était presque inarrêtable.


Une fois entré sur le terrain, un râle de poussière l’engloba, s’adonnant à une danse tournoyante autour de lui, faisant virevolter ses cheveux hirsutes dans l’air, et comme habillé d’une tornade, son corps fut légèrement caché par la nuée. La foule, qui commençait à le connaître maintenant, l’acclama, sans le citer clairement, et se leva, d’un mouvement commun, pour se rapprocher des rambardes.

Seulement, dès que la fumée brune s’estompa, un calme s’installa. Le sable s'était tu, les éléments avaient feutré leurs cris. Il faisait maintenant face à un adversaire, déjà ensanglanté, qui valdinguait, chancelant, tel une âme perdue. Sa musculature pouvait impressionner les quidams et les néophytes, mais l’apparence était secondaire pour Wu-tang. Il était déjà venu à bout de bêtes bien plus massives sans décroiser ses bras et avait dû, au contraire, réfléchir à des stratégies contre des olibrius chétifs. Tout ce qui comptait, en réalité, c’était son odeur.

— Canne… hésita le sauvage, en se grattant le menton. Betterave… Agave… Un sourire baveux, alléché, goulu, arqua le coin de ses lèvres. Tu sens relativement bon, petit ! Ton parfum me rappelle l’Ouest !


Avec une souplesse des grands jours, il fit quelques flexions-extensions, en tournant ses hanches et ses genoux dans des sens opposés, quelques petits tours de cou et de poignets anodins, puis attendit quelques instants avant que le départ du choc ne soit annoncé d’un cri de cor. Il ne bouillonnait pas encore, bien trop sceptique pour se satisfaire de ce qu’il voyait.

Quelle viande lui avait-on servie, aujourd’hui ?

Plus il la voyait venir, s’approcher doucement de lui, et plus Wu-tang constatait, non sans un rictus de folie sanguinaire, que la bête qu’on lui avait servi sur plateau, se réjouissait également de cet affrontement... Si les paroles de son intermédiaire étaient justes, cette fois-ci, son ennemi d’aujourd’hui allait être une viande marbrée, coriace, très nerveuse, dont les fibres blanches, délicieuses, serpentaient jusqu'à perte. On lui avait promis qu’il n’allait pas s’agir d’une simple exécution, et que cette chasse allait, au contraire, le transcender avec une fulgurance rare. Cela avait de quoi susciter son émoi.


Les linéaments gourmands de son adversaire se tordirent dans une saccade brusque. En quelques claquements d’os, en un spasme éclair, il fit muer son corps en celui d'une créature encore plus simiesque, beaucoup plus volumineuse, plus bestiale, que celle qu’elle était déjà. Il s’agissait bel et bien d’un animal de l’Ouest. Les singes de cette région sentaient tous un certain parfum d’agave, qu’il était facile d’identifier et les narines de Wu-tang ne le trompaient pas.

D’une ronde du nez, d’un reniflement caractéristique, qui traînait en longueur, il capta les exhalaisons qui s’évadaient des pores de son vis-à-vis et les huma avec une profondeur abyssale. Les gouttes de braise, les faisceaux d’air minuscules, qui parvinrent à lui, étirèrent sa faim de chaire, la distordirent. La férocité de cette sensation fit remuer ses tripes, elles s’entremêlèrent, se resserrèrent, et petit à petit, les poils du guerrier s’hérissèrent. Une véritable réaction en chaîne s'amorçait, graduellement... Tout semblait s'assembler savamment.


Sa hâte se consuma rapidement quand en face de lui, il aperçut le gorille lancer les hostilités. Sans davantage de cérémonie, il s’était élancé dans la direction du guerrier Katōjin, alors que ce dernier commençait à jouer sur ses appuis en faisant peser sa structure d’un pied à l’autre. Il s’était préparé à le cueillir depuis le départ, de toute façon, et ça n'allait pas tarder. Lorsque la course folle de son adversaire alla rebondir, de gauche à droite, dans un sautillement compulsif qui brouillait l’analyse de sa trajectoire, Wu-tang mit alors en pause son esprit réflexif et tout en profitant de cet instant de calme avant la tempête, se livra à ses instincts les plus primitifs.

Son regard, jusqu’à présent brillant, pétillant de plaisir, de bonheur, s’altéra, s’obombra. La petite lueur qui témoignait de sa conscience arrêta de scintiller. En lui, il n'y avait plus rien d'autre que le vide. Il abaissa son centre de gravité d’un millimètre, en recourbant son bassin. En voyant son adversaire armer sa technique de poing, il se prépara à encaisser son ou ses coups… afin de mieux le punir. Le corps de la bête s’arqua vers l’avant, en protégeant la partie droite de son corps, l’axe buste-menton désormais bien gardé… Toutefois, au moment où elle lança, de sa gauche sauvage, une estocade en direction de sa jambe, Wu-tang en profita pour, d’un seul coup, sans crier gare, envoyer un violent revers de wakizashi dans son œil gauche, totalement ouvert, libéré. Ce coup de taille, surprise, avait été exécuté avec une rapidité foudroyante et avait non seulement visé le globe oculaire, mais également toute la partie temporale qui le ceignait. Son exécution était digne des plus grands bouchers.


Dans la même temporalité, il avait conduit deux gestes. De sa main droite, il était allé chercher l’arme, cachée, derrière son dos, et s’était aussitôt déplié, en avançant la jambe du même côté, pour propulser toute sa hanche dans son contre sournois. De sa main gauche, acérée, il avait maintenu la dextre fermée de son adversaire, contre son menton, pour l’empêcher d’agir pendant le geste, et couper court à toute tentative d’enchaînement supplémentaire.

Il avait attendu le moment exact, l’instant parfait, pour se lancer. Tout au long de sa préparation, il n’avait pas montré sa volonté d’utiliser des armes, et avait feint de vouloir se lancer dans un combat au corps-à-corps, à main nue… C’était mal le connaître. L’ouverture qu’il s’était offerte, en ne dégainant qu’à la dernière minute, pour donner son coup de surin pendant que son ennemi était occupé à essayer d’ankyloser sa jambe de deux percussions ciblées, pouvait témoigner d'une fourberie, d'une perfidie qui n'appartenait qu'à lui. À son sens, la fin justifiait sans doute les moyens.

La douleur qui se déversa dans son membre fit frémir la nuque du guerrier, elle entra et sortit de son dos, électrisa ses nefs et contracta ses muscles. Wu-tang, au fond, aimait cette empreinte glaciale qui le mordait à chaque fois qu’il subissait un coup, et il fut doublement servis. Sur le genou et sur la longueur de son quadriceps, trônaient à présent deux magnifiques hématomes, qui pulsaient comme des trombes et allaient sûrement l'handicaper pendant le début du combat. Wu-tang n’avait même pas voulu les esquiver, pour bien profiter du moment, pour s’en délecter et surtout, dans un rapport d’équité, pour lui rendre la pareille, avec, cependant, une sévérité différente.

La foule s'éleva encore plus haut, cria encore plus fort. Les combats d'étrangers avaient leur lot de folklore, il fallait se l'avouer.